Selon l'Institut national de la propriété intellectuelle (INPI), 16 580 brevets ont été déposés en France en 2011. Mais quelle est l'importance de tels dépôts? Ont-ils un lien avec l'innovation? Soulignent-ils le dynamisme de l'économie française? En quoi consiste réellement le processus d'innovation? Si l'innovation est devenue depuis longtemps un enjeu fondamental, le cadre d'analyse qui en rend compte demeure pour le moins problématique. Certes tout le monde côtoie les innovations et les gadgets technologiques. Il suffit d'évoquer les multiples usages d'internet, instituant des bouleversements économiques et sociaux. Mais une première difficulté survient lorsqu'il s'agit de définir l'innovation. Faut-il retenir la proposition pionnière de J. Schumpeter en 5 items (nouveau bien, nouvelle méthode de production d'une marchandise ancienne, exploitation d'une nouvelle source de matières premières, d'un nouveau débouché, réorganisation d'une branche industrielle) ou celles plus courantes et plus récentes à 3 (produits, procédés, organisationnelles), voir 2 items (produit et procédé)? Une innovation de produit ne peut-elle finir par devenir une innovation de procédé et inversement? Ne peut-il y avoir imbrication des différentes innovations? Il suffit de rappeler le célèbre paradoxe de Solow.
Outre le type d’innovations, il convient aussi de s’interroger sur son ampleur. Il faut quand même qu’il y ait une nouveauté quelque part. Que mettre par exemple dans l'innovation de produit? Le système de freinage ABS? L'i-phone? Le yaourt "bio" ? Le micro-ordinateur? A partir de quand une nouveauté dans un produit ancien le fait-il basculer dans le sacro-saint domaine de l'innovation? Reportons-nous de nouveau à Schumpeter. “Produire, c'est combiner les choses et les forces présentes dans notre domaine. Produire autre chose ou autrement, c'est combiner autrement ces forces et ces choses. Dans la mesure où l'on peut arriver à cette nouvelle combinaison en partant de l'ancienne avec le temps, par de petites démarches et une adaptation continue, il y a bien une modification, éventuellement une croissance, mais il n'y a ni un phénomène nouveau (…) , ni évolution (...) », (1911, p. 67). Pour Schumpeter les choses sont claires. Il faut distinguer les « vraies » innovations qui transforment les modes de vie et/ou l’appareil de production des petites améliorations. Dans un cas on est en présence d’innovations « radicales » et dans l’autre d’innovations « incrémentales ». Reste la question de la limite entre les deux. Boyer et Didier fournissent une solution intéressante. Tout ce qui relève de la simple amélioration d’un module (sous-produit) du produit total ne peut être considéré comme une innovation majeure mais progressive (mineure). Le système de freinage ABS ne saurait être considéré comme une innovation majeure, ni la substitution des matières plastiques au métal ou encore de nouvelles couleurs dans la fabrication du textile. La distinction entre innovations majeures et mineures servirait-elle alors à minorer le rôle des secondes?
On pourra toujours prétexter qu'à la rigueur peu importe ce qui mérite le nom d'innovation, l'essentiel c'est qu'il y ait un effet économique pour l'entreprise : meilleures, voire nouvelles ventes ou meilleure productivité. Il s'agit alors d'aborder les innovation ou ce qui y ressemble par leurs raisons. Pourquoi innover? On pressent bien que l'"innovation" n'est pas un choix mais une nécessité, qu'il ne s'agit pas d'être pour ou contre mais de rester compétitif et de pouvoir, au niveau global, repousser la frontière technologique sans quoi les pays émergents risqueraient de venir emporter nos marchés. C'est d'ailleurs l'une des limites de la France, soulignée par le rapport Beffa de 200(5), une spécialisation dans des produits à faible technologie très concurrencés. Comme on pouvait le lire sur le 4ème de couverture du livre de B. Blondel, L'Innovation pour le meilleur... et pour le pire : "L'innovation est donc une provocation permanente. Sous son aiguillon rien ne peut rester figé; toute décision devient risquée y compris celle d'attendre". Comme à la guerre, pourrions nous ajouter. Ne rien faire c'est effectivement se condamner. Il faut donc contamment agir. La question se pose doublement pour un Etat. D'une part il le faut pour maintenir son niveau de puissance et d'autre part pour accompagner l'innovation au sein de son territoire. Il vaut donc mieux en saisir les ressorts et implications afin de savoir précisément où "frapper". Depuis longtemps pourtant il semble que l'on sache quoi faire mais qu'on ne le fasse pas. Ne se lamente-t-on pas depuis longtemps de ne pas avoir de liens plus affirmés entre l'industrie et l'université, d'avoir de réels pôles de recherches et d'universités à la dimension des universités américaines, de disposer d'un réseau efficace de capital-risque? C'est en ce sens que la recherche académique sur l'innovation est importante. Que l'innovation parte de la recherche fondamentale ou de l'entrepreneur et conduise de manière linéaire ou interactive aux innovations n'est pas neutre sur la façon d'agir sur le processus. D'ailleurs en évoquant la "compétition pour la science", D. Blondel s'interroge sur cette vision qui, au sein de l'entreprise, tend à privilégier la R-D ou le design dans le processus d'innovation. Par exemple l’innovation n’a pas toujours besoin de reposer sur une recherche organisée préalable. Ce point est rappelé avec force par Pascal Morand et Delphine Manceau dans leur rapport Pour une nouvelle vision de l’innovation (avril 2009). La vision centrée sur l’innovation technologique est largement tricolore, alors que la vision britannique est davantage centrée sur l’innovation créatrice et l’innovation d’usage. Le facteur-clé de la réussite ne sera pas le même, la recherche privée et publique dans un cas et la créativité dans l’autre. D’ailleurs si 23% des entreprises réalisent des innovations non technologiques en France, elles sont 51% dans l’OCDE. Et les auteurs de critiquer les indicateurs d’innovation usuellement mis en avant et parmi eux le ratio R&D/PIB. Si ce ratio mesure effectivement l’intensité de la recherche, reste à voir le résultat sur la croissance. Or il n’y a pas de corrélation selon eux entre les investissements en R&D et le chiffre d’affaires ou la rentabilité des entreprises.
Nous comprenons aisément pourquoi le domaine de l'innovation est à la fois central (clef de lecture privilégiée de la dynamique économique comme le souligne Amable) et interroge aussi la façon de faire de la théorie économique. L'innovation renvoie de toute évidence, avec l'idée de l'attentisme dangereux, à la lutte pour la vie. Les références biologiques, darwiniennes, évolutionnistes y sont forcément la règle. Rien n'est par exemple plus étranger à Schumpeter qu'un monde statique de gestion des affaires courantes, de profit nul à l'équilibre comme le suggère le modèle d'équilibre général walrassien. Autant nous pouvions compter sur les hommes de guerre pour nous protéger au Moyen-Âge, autant il nous faut désormais compter sur les entrepreneurs-innovateurs. Toutefois pour mettre en branle le processus d'innovation, l'entrepreneur ne peut compter que sur ses seules forces. Il lui faut compter sur un réseau social, économique et politique. De ce point de vue l'institution, c'est-à-dire une administration, une loi, une façon de penser, joue comme une contrainte. D’ailleurs l’innovateur pour Schumpeter doit en premier lieu vaincre les résistances du “milieu” puisqu’il s’agit de briser la routine (1942, p. 144). Toutefois la conception schumpéterienne de l'innovation n'est-elle pas idéaliste au sens où elle fait reposer sur le seul entrepreneur une charge extrêmement lourde, quand bien même serait-il mu par une rationalité en valeur? Cette approche que l'on peut qualifier d'amont, dans la mesure où elle vient d'en haut bouleverser les modes de production ou les habitudes de consommation, où c'est l'offre à travers l'action du chef d'entreprise, qui crée sa propre demande, n'est-elle pas de plus en plus discutable? Déjà, et Schumpeter le constatait, l'innovation s'est elle-même déjà largement routinisée à travers une organisation rationnelle de mise en financement. Finit le temps de l'inventeur génial sur le mode de Léonard de Vinci. Mais on observe aussi de plus en plus une innovation transversale mettant en relation différents départeemnts dans l'enteprise ou encore d'aval faisant directement intervenir les futurs usagers. L'exemple d'IBM et de son Industry Solution Center de La Gaude où les clients peuvent réagir en direct aux offres, faire des suggestions, etc. Il y a aussi des associaitons comme : "La fabrique du futur" et le principe du "Living Lab". De ce point de vue Internet offre bien un espace de potentialités infinies. C'est le principe de l'innovation ascendante popularisée par Von Huppel. Blondel nous faisait part aussi dans son ouvrage des aller-retours entre innovation et invention. "Lorsque l'on cherche à élargir les ventes et à augmenter les marges, dans une entreprise qui fabrique des lessives, ce sont les hommes de marché qui conçoivent le produit nouveau;aux laboratoires de lafirme, ensuite, de proposer des formules nouvelles", p. 205.
Outre les innovation de procédés et de produits, les innovations organisationnelles apparaissent aussi déterminantes chez BLONDEL qui évoque notamment comment l'industrie automobile US dans les années 80 a du surmonter une crise inédite avec les voitures japonaises. Elle remarque au passage que les autorités US ne se sont pas embarrassées d'idéologie et ont multiplié les partenariat avec le privé. Enfin une citation du maréchal Pétain sur le destin ouvrier achève d'illustrer le management participatif, p. 212. On a quand même au final le sentiment d'illusions avec des formules du type : "L'innovation devient affaire de politique parce que c'est une afaire de société", p. 275. Oui la Stratégie de Lisbonne aussi devait l'affirmer 10 ans plus tard. Pour quels résultats? L'Europe est-elle devenue l'économie la plus innovante au monde? Et puis innover pour quoi faire? Uniquement pour ne pas se faire distancer? Non pas que la course effrénée aux biens nous rendra plus heureux, elle crée aussi des frustrations, des horizons infranchissables, mais parce qu'en prenant du retard, on se coupe des richesses mobilisables qui nous permettrons de choisir notre destin, fut-il axé sur les relations humaines, la qualité de vie plutôt que sur l'acquisition infinie de richesse. Vivre, c'est vivre dans le monde, on ne peut en refuser les règles et la logique. De ce point de vue l'innovation est un principe "cosmique". Reste bien entendu l'hypothèse de la gouvernance mondiale, qui pourrait prendre appui sur les travaux de LAYARD et de la véritable recherche du bonheur. L'idée en est la suivante : Chacun mesure son succès personnel comparativement aux autres. Il suffit qu'un groupe en désire plus pour tirer l'ensemble de la société vers le haut (ou vers le bas?) dans un processus sans fin. Aussi fixer une limite supprimerait ce mécanisme incessant de surenchère. On serait heureux absolument car heureux relativement. Mais pourquoi alors ne pas suivre la voie tracée par les "objecteurs de croissance" ou les tenants de la "décroissance volontaire"? Le jour où les individus refuseront de consommer, alors on se plaît à penser que le système de valorisation (et d'exploitation?) capitaliste des richesses prendra fin. Bienvenu à MARCUSE et ILLITCH...