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Du travail des femmes à la croissance économique : un débouché pour la théorie de la croissance unifiée

Le 09/09/2020

Selon une projection de l'INSEE, la part des femmes dans la population active passerait de 48,3% en 2020 à 48,1% en 2070. Qu'il y ait 48,3 actifs qui soient des femmes ou 48,1 ne change pas grand chose. Toutefois ce résultat semble contradictoire avec une autre tendance bien connue, celle de la convergence des taux d'activité féminins et masculins. C'est la même chose pour les taux d'emploi qui semble converger vers les 65%. Doit-on parler de paradoxe ?

Plus largement cette question pose un double enjeu. Un enjeu statistique, évidemment mais plus largement un enjeu théorique lié au lien inégalités des sexes – croissance économique.

Concernant le mystère statistique, il peut être résolu d'au moins trois manières. D'abord comparer la part des femmes dans la population active totale et le taux d'activité féminin pose le problème d'une comparaison de quotient (de proportion) ayant le même numérateur (les femmes actives) mais pas le même dénominateur (la population active totale dans un cas et la populaiton féminine en âge de travailler dans l'autre). Ensuite l'augmentation du taux d'activité féminin doit prendre en compte la nature des emplois. En effet comme on le sait, les femmes sont davantage touchées par le travail à temps partiel que les hommes. Par conséquent, il faut plus de femmes au travail en moyenne pour « rattraper » un homme. Aussi la part des femmes en équivalent temps plein peut très bien stagner voire légèrement diminuer de ce fait. Enfin il est possible de se référer à de possibles changements de comportement des femmes dans l'avenir anticipés par l'INSEE.

Plus intéressant est l'enjeu lié à la croissance économique. S'interroger sur le travail des femmes c'est s'interroger sur la marche vers l'égalité des sexes et sur les conséquences d'une telle tendance concernant la croissance économique. De plus en plus d'études montrent que l'égalité homme-femme favorise la croissance. Par exemple en permettant un plus large accès des femmes au marché du travail (ne serait-ce que travailler sans autorisation de leur mari!) augmente la quantité de main d'oeuvre disponible, permet de mieux l'utiliser, de diversifier les compétences, etc. Mais plus fondamentalement, l'égalité homme-femme est associée à des modifications plus larges des stratégies parentales. Par exemple Diebolt et Perrin dans leur article de 2014 « The Foundations of Female empowerment revisited » publiée dans la Revue d'économie politique, arriment cette problématique à celle, passionnante, de la théorie unifiée de la croissance, issue des travaux de Galor. Il s'agit dans ce cadre d'expliquer la trappe malthusienne qui a duré des millénaires et la grande divergence issue de la révolution industrielle anglaise autour de 1750-1780. Ils constatent une corrélation entre l'égalité des sexes et la croissance économique. Il s'agit en tout cas d'articuler l'égalité des sexes, le développement humain et la fécondité. Leur hypothèse est la suivante : c'est le déplacement des femmes de leur foyer au marché du travail qui a contribué à enclencher la croissance économique. Remarquons qu'il s'git d'une contribution, non d'une nécessité absolue.

Diebolt et Perrin considèrent, ce qui n'est pas extravagant, que les transformations du modèle familial vont nourrir notamment une transformation des rapports de sexe. Ils reprennent alors les fonctions traditionnelles de la famille, telles qu'elles étaient enseignées il y a quelques années en cours de SES au lycée : économique, éducative et reproductive. 2 modèles familiaux sont alors distingués. Le modèle pratriarcal (male breadwinner) et le modèle égalitaire (dual-earning model). Evidemment le modèle patriarcal est fondé sur une division sexuée du travail favorisant une forte descendance avec les femmes spécialisées dans l' « élevage » de la progéniture. C'est ce qu'on appelle en langage biologique la r-stratégie, qui est quantitative et qui maximise la descendance. L'autre modèle, en captant pour le travail rémunéré le temps des femmes réduit, d'autant celui pouvant être consacré aux enfants et incite à limiter la descendance au profit de la qualité. C'est la K-stratégie.

Dans la mesure où Diebolt et Perrin se situent dans le cadre de la théorie unifiée de la croissance, ils doivent admettre que le modèle compatible avec la trappe malthusienne est celui qui maximise la descendance, ce qui occasionne une pression sur les ressources disponibles et en plus n'induit pas de hausse de la qualité de la descendance, en termes d'éducation notamment. Puis en conformité avec l'approche unifiée, les auteurs supposent l'apparition du progrès technique bouleversant l'environnement. Mais d'où vient-il ? Certes on comprend qu'il favorise un changement de stratégie parentale et d'investissement dans l'éducation donc de glissement vers un modèle familial plus égalitaire. Mais une femme au foyer peut tout aussi bien et même mieux y satisfaire ! Pourquoi l'investissement dans l'éducation se traduit-il par une plus faible descendance et un modèle plus égalitaire moins patriarchal ? Après on comprend bien que le capital humain soit vecteur de rendements d'échelle croissants, via, au minimum, l'interaction capital-travail. Mais cela n'explique ni l'origine du progrès technique, ni le changement de stratégie familial.

On comprend aussi que la participation des femmes au marché du travail augmente le coût relatif des enfants car elles ont moins de temps pour s'en occuper, et donc en ont moins. Mais est-ce pour autant un gage d'investissement sur la qualité des enfants nés ? Ne faut-il pas un système éducatif organisé pour prendre en charge une telle éducation ? Et dans ce cas les modèles familiaux vont-ils changer du fait que les couples pourront désormais miser sur la quantité de la descendance sans se préocupper de la gestion de la qualité ?

Bien que stimulante cette approche laisse donc de nombreuses questions en suspend. A suivre ...

PIB et niveau de vie

Le 26/09/2017

S'il s'avère que la croissance ne conduit pas systématiquement à l'amélioration du niveau de vie, est-ce du à la mesure en elle-même imparfaite de cette croissance—en fait aux limites internes au PIB—ou est-ce du aux limites internes de la croissance économique? Que penser alors d'un phénomène qui est aussi étroitement soumis à la manière de le mesurer * ? Tout dépend peut-être de la définition retenue du niveau de vie. De la stricte approche statistique de l'INSEE (Le niveau de vie est alors égal au revenu disponible du ménage divisé par le nombre d'unités de consommation) on peut aussi l'envisager comme la quantité et la qualité des biens et services disponibles, et pourquoi pas l'élargir aux consommations dépassant celles qui sont achetées par les consommateurs ou même fourni comme services gratuits par l'Etat comme la qualité de l'environnement. Le lien avec la notion de bien-être est alors très lâche. D'ailleurs on sait que l'une des limites du PIB tient dans la non prise en compte des dégradations environnementales et aux externalités négatives qui lui sont liées. Comment en tenir compte alors que le lien entre économie et développement durable n'apparaît que plus loin dans le cours? Plus largement jusqu'où faut-il aller concernant, et les limites du PIB et l'utilisation de nouveaux indicateurs de niveau de vie? D'ailleurs il n'est précisément fait référence qu'à l'IDH. Certes ce dernier ne prend plus comme critère de niveau de vie le PIB mais le revenu national par habitant. Cela pose encore un problème conceptuel. A quoi bon, comparer l'IDH des pays? Pour dire qu'à un niveau de vie comparable peuvent être associés des niveaux différents d'espérance de vie ou de scolarisation? Mais dans ce cas ce n'est plus le PIB qui est en cause puisque le revenu national brut/habitant est censé constituer une mesure alternative au PIB! L'ennui c'est que l'IDH est un indicateur de développement plus que d'activité économique. Faut-il alors envisager les limites de l'IDH et les mesures alternatives du développement? La difficulté tient sans doute au fait que ce chapitre est une partie de l'ancien thème du programme de Terminale. L'autre partie de cet ancien thème apparaît dans le nouveau programme sous le thème autonome : « Economie du développement durable ». C'est dans ce thème et plus particulièrement son premier chapitre qu'il faudra envisager le lien entre développement, bien-être et croissance économique. Le nouveau programme associe l' « instabilité de la croissance » aux « sources de la croissance économique », ce qui a aussi, bien évidemment, son intérêt.

* Comme l'affirmait D. Méda dans Qu'est-ce que la richesse ?, il est nécessaire de s’accorder collectivement sur ce qu’est une société riche, désirable, dans laquelle des conditions de vie dignes conviennent à tous […] Il nous faut décider collectivement des objectifs que nous avons à poursuivre » (1999, p. 308).

La rapport Gallois et le « pacte de confiance ».

Le 08/11/2012

Alors que de nombreux experts souhaitaient un choc d'offre, la rapport Gallois manque t-il d'exigence en proposant simplement un « pacte de confiance »? Pas nécessairement et ce d'autant plus que le rapport insiste sur l'importance de créer des chocs, de « compétitivité » et de « confiance » (Nous croyons, pour cela, devant l’urgence, qu’il faut créer un « choc ». Seul un choc, ressenti comme tel, nous paraît capable de créer la confiance … et de relancer ainsi, rapidement, une dynamique d’investissement, p. 22). Ce « choc de compétitivité » est, en fait, un « choc de confiance ». Il s'inscrit d'ailleurs clairement du côté de l'offre et discrédite les politiques de relance (par la demande) vue la situation de l'économie française. Pourquoi un pacte de confiance apparaît-il alors nécessaire? Pourquoi ne pas se contenter d'un constat dont le caractère alarmiste, impliquerait en soi un électrochoc sans autre forme de justification? Et le constat est effectivement inquiétant quoique connu depuis quelques temps. Par exemple la France ne devance guère plus en Europe que Chypre et le Luxembourg en terme de part de l'industrie dans la valeur ajoutée ! Même la Grande-Bretagne, pourtant généralement considérée comme symbole des pays ayant misés sur les services, notamment financiers, au détriment de l'industrie nous devance en ce domaine avec une part à 16,49% contre 12,55% pour la France.

Le pacte de confiance s'explique alors par la réforme profonde qui s'impose et qui engage l'ensemble du modèle institutionnel français. Il faudra jouer sur les modalités de financement de la Protection sociale (dont dérive le coût du travail), sur l'image du secteur industriel et les relations patronat/syndicat, sur le système éducatif, sur l'imbrication recherche/industrie, sur la mobilité des travailleurs, … L'ensemble des mesures a prendre relève du changement institutionnel au minimum parce que la perception qu'auront les Français des réformes déterminera peu ou prou leur succès. Voilà pourquoi un « pacte de confiance » est nécessaire, afin que tout monde se sente directement ou indirectement mobilisé et soit convaincu du bien fondé des mesures. Il est vrai qu'un ministère du « redressement productif » a été crée à cet effet et qui « prépare et met en œuvre la politique du Gouvernement en matière d'industrie, de » petites et moyennes entreprises, de postes et communications électroniques, de services et d'innovation. A ce titre, il participe à la défense et à la promotion de l'emploi dans le secteur industriel et les services. Il exerce les attributions relatives à la création d'entreprises et à la simplification des formalités leur incombant », (Décret n° 2012-773 du 24 mai 2012). S'il existe donc déjà une certaine visibilité politique, le rapport Gallois propose d'aller encore plus loin. Dès l’introduction il est précisé que toute nouvel loi d’envergure devra comporter un « document précisant son impact sur la compétitivité industrielle et les moyens d’en réduire les effets négatifs éventuels ». Les choses se passent largement dans les têtes ainsi la peur exagérée du progrès technique alimentée par le principe de précaution qui freine l'innovation.

Le pacte de confiance se justice encore plus lorsqu'on prend en compte la nature même des réformes institutionnelles occasionnant des gains et des pertes à partager : il y aura des des perdants et des gagnants au moins à court terme. Or une telle éventualité risque de générer des conflits au delà de l'injustice qu'elle génère. Si l'on s'attache au principe bien connu de Pareto, un état social ne peut être préféré à un autre si au moins un personne est lésé suite au changement. Un tel principe d'unanimité rend vaine toute réforme, à moins d'élargir la réflexion. D'abord les économistes ont déjà pensé à un critère de compensation (le critère Hicks-Kaldor) qui permet de rendre tout le monde gagnant, au moins non-perdant. En dédommageant, même virtuellement les perdants, les gagnant peuvent faire passer leurs réformes. Ensuite il n'est pas interdit de penser que les perdants à court terme ne seront pas récompensés à long terme. Les sacrifices d'aujourd'hui pour la prospérité de demain. Enfin il n'est pas sûr que la France ne soit pas engagée dans un processus où tout le monde est en train de sortir perdant : les salariés (pouvoir d'achat en berne), les entreprises (profitabilité et autofinancement), les assurés sociaux (déremboursement de médicaments, charge des pensions), les jeunes (taux de chômage intolérable, pression scolaire), sans parler de la perte de compétitivité au niveau économique et du sentiment (réel ou imaginé) de déclassement au niveau social? Certes il reste le top 0,01% mais doit-il avoir le souci des décisions politiques?

Qu'est-ce qui doit changer, alors? Quelles sont les propositions susceptibles d'occasionner des perdants et des gagnants? La rapport part d'un constat : les entreprises industrielles françaises ont décliné car elles ont progressivement perdu leur compétitivité en ayant été amené à se positionner sur des créneaux peu porteurs soumis à la concurrence internationale, contrairement à l'Allemagne. Aussi est-ce les entreprises qu'il s'agit de privilégier. La proposition phare consiste à transférer 30 milliards de charges sociales (jusqu'à 3,5 SMIC) vers la fiscalité et la baisse des dépenses publiques (4ème proposition). Cette mesure, tant commentée, n'a rien de choquant dans la mesure où la France glisse insensiblement depuis les années 80 vers un régime d'assistance où l'impôt se substitue petit à petit aux cotisations sociales comme modalité de financement de la Protection sociale. En ce sens ce sont les contribuables qui paieront, à travers par exemple une hausse de la CSG, les allègements accordés aux entreprises. De toute façon si les entreprises sont gagnantes, les salariés (qui sont aussi des consommateurs) ne le seront-ils pas aussi ? Aussi dans le pacte de confiance il y a la restauration de la confiance mutuelle entre les entreprises et les salariés (et leurs représentants respectifs). Le rapport prévoir un « donnant-donnant » devant faire accepter la réforme : l'introduction « dans les Conseils d’Administration ou de Surveillance des entreprises de plus de 5000 salariés, au moins 4 représentants des salariés, sans dépasser le tiers des membres, avec voix délibérative, y compris dans les comités des conseils » (2ème proposition) ou encore « autoriser les entreprises qui le souhaitent à faire présider le Comité d’Entreprise par un représentant des salariés » (22ème proposition).

Les impôts augmenteront donc et le pouvoir d'achat baissera. Mais n'est-ce pas un prix encore modeste à payer si cela doit se traduire par plus d'emplois et notamment par une baisse du taux de chômage des jeunes? Après tout ce qui ne sera pas payé en années de galère pour ces derniers est un gain inestimable qui peut bien justifier quelques reports d'achats d'individus plongés dans une société de consommation dégoulinante d'objets inutiles. Mais s'il s'agit de privilégier l'offre plutôt que la demande pourquoi ne pas avoir alors défendu le principe de la TVA sociale? Il est certain qu'une augmentation de la TVA aurait enfin mis le consommateur en face de ses responsabilités. Certes nous sommes tous victimes des normes sociales ambiantes et pouvons difficilement nous passer de consommer. Mais il faut bien que les Français comprennent qu'ils ne peuvent tout avoir en même temps : les 35 heures et davantage de loisirs, un haut niveau de protection sociale, les produits haute technologie les plus récents, … Le problème ici c'est celui de l'émergence d'une préférence collective. Que désirent au fond le plus les Français? Sans doute est-ce l'enjeu majeur pourtant non exploré du rapport. Que souhaiter au delà de la ré-industrialisation? Quel modèle de croissance doit s'imposer à terme? Il est vrai que si production il doit y avoir, sans remise en cause du modèle occidental de développement, alors autant que les biens soient élaborés en France qu'à l'étranger. Mais il s'agit d'un objectif de moyen terme. A la rigueur il est encore loisible de penser que les investissements dans la Recherche et développement encourageront de nouveaux modes de consommation. Le rapport ne se focalise en fait que sur le coût de l'énergie, « atout à préserver » car permettant notamment de limiter le coûts des consommations intermédiaires pouir l'industrie.

On voit donc qu'il n'est pas inutile de mettre en exergue la dimension « confiance » de la réforme car au delà des lois et des décrets, ce sont avant tout les mentalités qu'il faut modifier.  

Comment utiliser la notion de choc en économie?

Le 20/09/2012

Qui n'a pas entendu parler du choc pétrolier de 1973 (multiplication par 4 du prix du pétrole) marquant la fin des "30 Glorieuses" ? Un choc, par définition, est quelque chose d'inattendu, voire de brutal. On a pu parler ainsi de la stratégie de thérapie de choc pour qualifier les politiques libérales de privatisations et de désengagement de l'Etat dans les ex-pays socialistes. Il s'agissait alors de passer très rapidement (instantanément?) d'une économie planifiée à une économie de marché. D'un point de vue plus général, la notion de choc sert à modéliser les perturbations qui peuvent affecter le sacro-saint point d'équilibre entre l'offre et la demande sur les différents marchés mais aussi d'interpréter les fluctuations qui traversent l'activité économique. C'est ce dernier versant qui nous intéressera ici. Deux types de chocs vont pouvoir exister, les uns affectant la demande, les autres l'offre. Classiquement les chocs d'offre renvoient à ce qui touche aux conditions de production : productivité du travail et coûts de production. Les chocs de demande touchent à l'ensemble des composantes de la demande globale (on quitte ici la sphère d'un marché particulier pour atteindre toute l'économie) que l'on peut décrire dans l'équilibre emplois-ressources : dPIB = dC + dI + dStocks + d(X-M).

Mais les choses ne sont rarement aussi simples qu'elles y paraissent. Ainsi où situer un investissement de rationalisation (une machine plus performante) qui permet d'accroître (soudainement) la productivité de l'entreprise? Le choc d'offre passe ici nécessairement par l'investissement donc par une composante "demande". Par ailleurs s'agit-il d'un "choc" ou d'une diffusion progressive d'une méthode de production à l'ensemble de l'économie, éventuellement à travers un processus d'erreurs et d'essais s'inscrivant forcément dans la durée? Les chocs pétroliers, évoqués plus haut, relèvent-ils pour leur part de chocs d'offre ou de chocs de demande? Ils perturbent négativement, et les conditions de production en alourdissant le coût des consommations intermédiaires des entreprises, et le pouvoir d'achat des ménages qui devront soit diminuer les autres postes budgétaires (puisque celui consacré à l'énergie comme le carburant ou le fioul augmente), soit puiser dans leur épargne. A titre d'illustration le dictionnaire d'Economie et de sciences sociales de Nathan ainsi que le manuel de Terminale ES - Bordas les considèrent comme des chocs d'offre. Par contre le manuel Hachette en fait un exemple de choc de demande, du moins en tant que source d'une augmentation du prix de l'énergie affectant le pouvoir d'achat des ménages. La synthèse de ce manuel ajoute que la demande joue de toute façon un rôle essentiel et que "quelle que soit la nature du choc (de demande ou d'offre), il transite nécessairement par la demande". Mais ne pouvons-nous considérer aussi que "l'offre crée sa propre demande", par exemple la généralisation du portable, objet qui n'existait il y a 20 ans ? De la même façon, le rôle du crédit dans le cadre de ce qu'on appelle le cycle du crédit a des effets sur la demande (crédits aux consommateurs) ainsi que sur l'offre (financement des investissements des enteprises). Il est de toute façon difficile de trancher, ce que confirme une lecture en terme de croissance potentielle.

La notion de croissance potentielle est utilisée pour l'analyse de la conjoncture et des politiques économiques à mener. Si l'on mesure la croissance économique par le PIB, on obtient la définition suivante : "Le PIB potentiel fait référence à un sentier de croissance de long terme que l'économie devrait suivre en l'absence de chocs exogènes et de tensions" (T. Jobert, X. Timbeau : L'Analyse de la conjoncture, La découverte). En effet les éléments jouant sur la croissance potentielle sont généralement considérés comme des facteurs d'offre : productivité, coût relatif du travail, démographie et taux d'emploi, alors qu'en face, la croissance effective est liée aux aléas conjoncturels de la demande globale. Soit on considère que la croissance potentielle est structurelle et que la croissance réelle tend en moyenne à la rejoindre à long terme. On considère alors et il s'agit d'une hypothèse importante que la croissance potentielle est insensible aux aléas conjoncturels (cf. L'analyse de la conjoncture, de T. Jobert et X. Timbeau). Soit on considère, au contraire, que la croissance effective influence la trajectoire de la croissance potentielle à travers les effets des variations de la demande sur l'offre. Par exemple une faiblesse durable de l'investissement déprime la demande mais au-delà entame le capital humain, l'innovation et donc les chances de croissance future potentielle. Difficile de dire donc quel est l'effet déterminant : l'offre ou la demande?

De toute façon, il semble que la notion de choc repose sur un biais idéologique lui interdisant une stabilité conceptuelle. Comme le défend B. Guerrien dans son Dictionnaire d'analyse économique, le notion de choc n'est pas neutre, comme c'est souvent le cas d'ailleurs en sciences économiques et sociales. Elle apparaît en effet dans les analyses qui considèrent que les agents économiques sont forcément rationnels, qu'ils connaissent en moyenne le modèle de l'économie et qu'ils ne peuvent être trompés que par des événements intempestifs, soit exactement ce que signifient des "chocs". Ces derniers ne peuvent donc venir de la sphère économique elle-même, ils sont exogènes. D'ailleurs le dictionnaire Nathan évoqué précédemment, les définit comme des "impulsions exogènes dont la propagation perturbe l'activité économique générant des fluctuations et dont la répétition engendre des fluctuations à caractère cyclique". Mais si on considère que les marchés sont intrinséquement instables, alors la notion de choc n'a plus vraiment de sens. C'est ce que tentent de montrer les approches en termes de cycles endogènes dont l'oscillateur de Samuelson (multiplicateur + accélérateur) constitue une bonne illustration. Est-ce alors la notion de choc d'offre exogène qui est impropre? Il est encore loisible de penser que les dépenses de recherche et développement dont le but est de générer des profits (cf. croissance endogène) peuvent créer des chocs d'offre du fait de l'imprévisibilité de la recherche.

Toujours dans le cadre d'une remise en perspective de la notion de choc en économie, il faut s'interroger sur leur caractère propre : Sont-ils bons ou mauvais pour l'économie? Comment interpréter par exemple la hausse du prix des matières premières ? Fléau pour les pays industrialisés et/ou à forte croissance? Mais n'est-ce pas leur faire prendre conscience de la rarefaction de certains produits et donc les inciter à s'adapter par l'innovation énergétique par exemple? Bienfait pour les pays producteurs de matières premières? Tout dépend en fait de l'utilisation qui est faite du surcroît de recettes. S'il favorise une élite portée sur la consommation de luxe, le risque est grand de voir les importations augmenter ce qui dégradera le solde extérieur ! Dans ce registre il importe de surcroît de distinguer entre chocs symétriques et chocs asymétriques. Des chocs symétriques agissent dans la même direction ou touchent les pays concernés de la même façon. A l'inverse les chocs asymétriques ont des effets contraires. Cela peut être grave dans un monde d'interdépendances. Ainsi les pays composant l'Union euroépenne peuvent encaisser différement des modifications dans les variables économiques. Par exemple l'appréciation de l'euro favorise les économies à compétitivité hors-prix comme l'Allemagne mais défavorise les pays à compétitivité-prix. Un euro surévalué pénalise à n'en pas douter un pays comme la Grèce qui mise en partie sur ses recettes touristiques. Cela questionne en tout cas la pertinence d'une politique commune au niveau européen pour des pays qui sont encore trop disparâtes. A cet égard on peut se demander à quel genre de choc serait associée la sortie d'un ou de plusieurs pays de la zone euro, si ce n'est de l'Union européenne elle-même?

Au final si on ressent bien l'utilité de la notion de choc de par les dimensions multiples auxquelles elle renvoie, on ne peut que s'interroger sur sa stabilité conceptuelle. Que cherche-t-elle à montrer en l'utilisant ? Faut-il encore la conserver dans le cadre d'un enseignement au lycée sans mise en garde particulière de surcroît impossible à effectuer vue l'étendue avérée du programme de SES en Terminale ?    

De l'uchronie aux sciences sociales

Le 20/05/2012

Quiconque s'est passionné pour l'histoire militaire en s'essayant notamment au wargame, ne pourra qu'être attiré par l'uchronie. Qui n'a voulu jouer à Waterloo pour venger la défaite de l'empereur et prouver qu'une victoire n'était pas impossible? Or c'est précisément à ce stade que commence l'uchronie en se demandant : "que serait advenu le monde si les événements avaient suivi un autre cours?", ce qui suppose un certain degré de plausibilité pour cet autre chemin, sans quoi l'uchronie devient de la science-fiction. Comme l'écrivait R. Aron, "tout historien pour expliquer ce qui a été, se demande ce qui aurait pu être".

La nature universelle de l'uchronie provient très certainement de son inscription fréquente, si ce n'est implicitement récurrente, dans le débat individu/structure. L'un des enjeux consiste à savoir dans quelle mesure les individus sont libres d'agir comme ils le font, et s'il ne sont pas, in fine, conditionnés, si ce n'est prisonniers, des conditions de toutes natures : historiques, sociales, économiques, juridiques, etc. D'un point de vue purement historique il s'agit de se demander dans quelle mesure les événements dépendent-ils du génie, du caractère propre de certains individus—sous-entendu des conditions historiques données auraient-elles abouties au même résultats sans un Alexandre, un Napoléon ou un Hitler? Mais même un Napoléon, aussi virtuose fut-il, aurait-il pu réussir sans la démographie et l'armée françaises, comme le souligne au détour d'un paragraphe L. Boia dans son Hégémonie ou déclin de la France? Les exemples évidemment abondent. Le dernier numéro spécial du magazine l'Histoire consacré au fisco de 1812 se fait fort d'évoquer les raisons de la victoire russe et donc les erreurs commises par Napoléon. Le "général hiver" notamment souvent présenté comme la cause majeure de la défaite, n'a fait que parachever une campagne fort mal engagée. Cependant étant donnée l'immensité du territoire russe, on se demande si la défaite n'était pas consubstancielle de l'invasion elle-même de la Russie, comme en fera l'expérience l'armée allemande un siècle plus tard. Il y eu dans les deux cas au moins la même illusion que l'occupation de la capitale suffirait à faire plier le régime en place. La géographie n'est-elle pas l'arme décisive dans ce cas, ce qui laisse peu de chances aux Hommes en face des structures constituées. Encore faut-il, et cela va tout particulièrement pour la campagne de 1812 que les dirigeants relaient la force du climat. Comme le notait Montesquieu en mettant en exergue l’importance du climat et de la géographie dans De l’esprit des lois, un climat défavorable doit (et donc peut) être compensé par des moeurs appropriées. Si le climat incite à la paresse alors il faut des individus courageux et des lois favorisant l’effort et l’initiative. Or en 1812, le tsar lui-même a encouragé la politique de fuite vers l'est et de destruction des entrepôts de vivre et de munitions pour que la géographie propre du territoire puisse exercer son action. Dans la mesure où l'état-major était partagé entre l'impétueux Bagration et le stratège du repli, Barclay de Tolly, Alexandre II avait le choix et a permis, par son action, l'actualisation de l'effet de structure. Mais en remontant aux causes dernières, on se prend à croire que ce sont les victoires précédentes de Napoléon, à Austerlitz et à Friedland, qui ont décidé de la stratégie russe de 1812. Comme l'indique Marie-Pierre Rey dans son articule "Pourquoi les Russes ont gagné", le tsar a effectivement pris les leçons des campagnes et défaites précédentes, n'hésitant pas à qualifier Napoléon de génie militaire et lui-même d'homme ordinaire. Que dire alors? Perdre à Austerlitz ou à Friedland pour espérer pouvoir gagner à Moscou ou vraisemblablement avant? On ne s'éloigne pas de la célèbre réponse de Malaparte à qui on demandait ce qu'il aurait fait à la place de Napoléon. Voilà de l'uchronie, mais on en conviendra, déplacée. Pas de Waterloo sans Austerlitz, pas plus que de Moskowa. De toute façon, rechercher la cause dernière de la curée impériale nous ramènerait sans doute à Trafalgar! Mais que de cheminements hypothétiques encore à partir de là. La Manche libérée des escadres ennemies auraient-elles permis un débarquement sans encombre? Napoléon aurait-il pu marcher sur les traces de Guillaume le conquérant ou même sur celles du général Jean Humbert envoyé par la toute jeune République mais ayant échoué faute de renforts? Et quand bien même l’Angleterre eut-elle été occupée, les armées françaises n’auraient-elles pas connues le même destin qu’en Espagne en devant combattre une guerilla et une population soudées contre son envahisseur? Il paraît difficile, on le voit, d’éviter un ensemble vaste de questionnements, dès que l’on s’amuse à “refaire et défaire” l’histoire. En la matière, la Seconde guerre mondiale offre toujours des perspectives intéressantes, étant donnée les enjeux qu’elle a et qu’elle continue de soulever. On peut au besoin nommer le site internet “1940 La France continue la guerre” ainsi que l’ouvrage collectif Et si la France avait continué la guerre ...

Le fait que l'uchronie soit liée à l'analyse historique est très bien mis en avant par le sociologue allemand Max Weber. « Il importe, dit Weber, de s'élever contre cette position qui affirme que des questions auxquelles on ne saurait donner une réponse, du moins une réponse incontestable, seraient, pour cette simple raison, oiseuses. Il n'y a absolument rien de oiseux à poser la question : qu'aurait-il pu arriver si Bismarck n'avait pas pris la décision de faire la guerre, en 1866, contre l'Autriche ? Elle concerne en effet le point décisif pour la structuration historique de la réalité, à savoir quelle signification causale faut-il au fond attribuer à cette décision individuelle, au sein de la totalité des éléments infiniment nombreux qui devraient précisément être agencés de cette manière-là, et non d'une autre, pour amener ce résultat-là ? Et quelle est la place de cette décision dans l'exposé historique ? Si l'histoire prétend s'élever au-dessus d'une simple chronique des événements et des personnalités, il ne lui reste d'autre voie que celle de poser des questions de ce genre. Et pour autant qu'elle est une science, elle a toujours procédé de cette manière. ». Ainsi l'Histoire, en tant que science, ne peut fonctionner autrement que de manière uchronique. Le fait que ce soit un sociologue qui le révèle nous conduit à souligner le lien entre l'uchronie et l'analyse sociologique. Ainsi l’idée des causes dernières précédemment évoquées et la relation individu/structure interpellent immanquablement le discours sociologique. Qu'on veuille bien se rappeler le célèbre "en dernière instance" de Engels, fidèle serviteur de Marx. "D'après la conception matérialiste de l'histoire, nous dit Engels dans une lettre à Joseph Bloch, le facteur déterminant dans l'histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle". Les forces économiques sont, de loin, les plus importantes. Mais suffit-il de regarder de combien le porte-monnaie des individus risque de varier lorsqu'ils ont pris une décision en toute connaissance de cause? Les structures économiques surdéterminent-elles en toutes circonstances les choix individuels? Marx va aussi parfois dans ce sens : Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel" (Misère de la philosophie). Il s'agit ici d'un véritable déterminisme technologique puisque c'est cette dernière qui définit le régime économique et politique. Sans doute faudra-t-il opter pour une citation plus douce du type : Les hommes font leur histoire , mais ils la font dans des conditions qu'ils n'ont pas choisis". Personne ne peut évidemment être contre une telle assertion de bon sens mais qui, au fond, n'affirme pas grand chose.

En tout cas la question du déterminisme historique ne peut qu'interroger le domaine de l'uchronie. Ce n’est pas un hasard si Eric B. Henriet dans son ouvrage simplement intitulé L'Uchronie (paru en 2009 aux editions Klincksieck) y revient. Il cite notamment Vial (p. 65) pour lequel il y aurait des "lois globales" qui commandent, en matière de la révolution industrielle, au "rythme des découvertes des gisements miniers", en ne changeant rien à l'économie mondiale mais qui sont capitales pour les pays selon la chronologie et la géographie des-dites découvertes. Qu'E. Henriet cite de la même façon des auteurs de la Nouvelle histoire économique n'a encore là rien d'étonnant dans la mesure où les méthodes contrefactuelles qu’elle utilise sont par définition uchroniques. Fondamentalement l'analyse contrefactuelle est presqu'une nécessité en sciences sociales où le chercheur ne peut disposer d'éprouvettes pour "jouer" avec la nature. Et l’économiste est de toute façon habitué aux raisonnements hypothétiques et au principe de plausibilité différentielle des hypothèses. Avec M. Friedman, on sera même moins intéressé par le réalisme que par la valeur prédictive des hypothèses!

Où va la France?

Le 19/11/2011

 

Il est des périodes de misère sociale et intellectuelle. Et il semble bien que nous soyons en zone de turbulences. On entend régulièrement des hommes politiques et autres commentateurs qui, après s'être lamentés sur la situation de la France, s'empressent d'ajouter : "Mais la France reste un grand (et beau) pays", "La France est encore la cinquième ou sixième puissance mondiale", "la France ceci, la France cela". Qu'on leur rende grâce de leurs simagrés obligés. Il semble que les Français, eux, aient bien compris. 53% d'entre eux se disent révoltés par la crise actuelle et 29% se disent résignés, selon un sondage IFOP-JDD publié dimanche dernier. Même si les sondages n'engagent que ceux qui veulent bien les croire, même si l'"opinion publique n'existe pas", nul ne peut manquer de constater le malaise, au moins intellectuel, qui règne dans ce pays. Et même physiologique. Il y a quelques temps l'association Médecins du Monde s'alarmait d'un imminent krach sanitaire. En cause le démentèlement des droits sociaux. Si effectivement la France est fille ainée de l'Eglise, alors la charité et l'hospitalité doivent en demeurer des valeurs fondamentales. Le problème évidemment c'est lorsqu'une partie croissante de la population ne joue plus le jeu et se destine à l'assistanat. Alors les questions financières peuvent hélas revenir sur le devant de la scène.

Les Français s'attendent en tout cas à de lourds sacrifices et il est vrai que le bourrage de crâne médiatique fait bien son oeuvre. Nul ne peut concevoir les choses autrement que dans la souffrance, à moins de passer pour fou ou extrêmiste, que les fous ou les extrêmistes aient ou non raison, ce n'est même plus le problème. D'ailleurs les fous qui appelaient il n'y a pas encore si longtemps à l'éclatement de la zone euro, ne commencent-ils pas aujourd'hui à trouver un sérieux écho ?

Le "monde financier" aura au moins réussi le tour de force de faire croire que le marché financier existait réellement et qu'il pouvait faire et défaire les gouvernements. Or, si les gouvernements peuvent être défaits, ce n'est surement pas sous l'action d'un quelconque marché, personnalisé et déifié pour l'occasion. Derrière le marché il y a des hommes, des financiers, des institutions. Qu'une agence de notation annonce la possible dégradation de la note française, et c'est le premier ministre lui-même qui sur-enchérit en annonçant un durcissement de la rigueur. La souveraineté populaire ne peut pas être plus offensée. Bien sûr les statistiques sont alarmantes qui nous montrent que l'écart du taux de l'emprunt à 10 ans avec l'Allemagne atteint des records. Mais pourquoi devrions-nous nous plier aux diktats des prêteurs internationaux? Que penser d’une nation qui demande à être secourue par des pays (notamment la Chine) que l’on qualifiait de sous-développés il y a encore quelques temps ? N'est-ce pas le signe que la politique de la France se fait désormais "à la corbeille", c'est-à-dire sous l'emprise des décideurs de la finance, comme aurait dit le général De Gaulle ? Celui-ci ne craignait-il pas d'ailleurs que la France ne se "portugalise", c'est-à-dire qu'elle perde son statut de grande puissance pour celui de puissance mineure et insignifiante ? Il est vrai que le déclin relatif de la France à l'époque de la présidence gaulienne pouvait encore se noyer dans l'épopée économique des Trente Glorieuses. Qui saît, la France qui profite déjà largement de son patrimoine historique pour attirer les touristes se réduira peut-être un jour à une colonie de vacances. Voilà aussi ce qu'est en passe de devenir ce pays, un pays vivant sur le sang des générations passés et sur les larmes des générations futures en lui laissant la facture des impayés. Mais peut-être est-ce là aussi ce que le pouvoir veut bien nous laisser croire.

Que l'on songe un instant, orgueilleux que nous sommes, à notre histoire et irrémédiablement on se dit effectivement que la France ne peut être la France sans la grandeur. Réflexe patriotique, nationaliste diront certains. En tout cas nous ne savons plus vraiment au nom de qui parlent nos dirigeants aujourd'hui. Adopter des plans de rigueurs, justifiés ou non, c'est ramener la France au rang d'un pays en développement, tout juste bon à se soumettre à des politiques d'ajustements structurels. Cette seule idée devrait nous convaincre qu'il faut passer outre. Il est vrai aussi qu'une France en banqueroute a su accoucher en son temps d'une révolution créatrice, symbole des valeurs de la modernité. On ne voit cependant actuellement aucune sortie de régime.

Mais que signifie ici "passer outre"? Déclarer la France "en faillite", comme on se plaît à le dire dans la sphère médiatique où le terme de "cessation de paiement" serait plus opportun ? Ce serait là encore ramener la France en deçà de son histoire. La sortir de la construction européenne est une tentation qui ne manquerait sans doute pas d'aboutir au même résultat. L'idée de re-nationalisation de la dette semble bien plus pertinente. Le taux d'épargne en France étant l'un des plus élevé au Monde, signe révélateur de la peur de l'avenir, il n'est pas interdit de convertir cette épargne en obligations d'Etat. Alors la France retrouverait son indépendance financière et les Français seraient vraiment dépositaires de l'avenir financier de leur pays. Une autre solution consisterait à monétiser la dette en la faisant racheter par la banque centrale européenne qui ensuite l'effacerait purement et simplement. Et il n'est même pas certain qu'une telle initiative conduise à une montée irrésistible de l'inflation.

Si la fatalité n'est pas inscrite dans notre histoire, reste quand même une interrogation de fond : Les Français méritent-ils que l'on se batte pour une certaine idée de la France ? Et plus gravement encore : Ont-ils le désir de se battre pour une telle idée? Rien n'est moins sur. 

Autour de la croissance et du développement.

Le 03/10/2011

Il est bien connu qu'il n'y a pas de définition unique des termes utilisés en sciences sociales. Lorsqu'on prend en plus en compte la possibilité d'une superposition si ce n'est totale au moins partielle des notions alors les choses se compliquent. C'est typiquement le cas en ce qui concerne lechamp notionnel autour du développement et de la croissance. A la rigueur c'est la notion de croissance qui paraît peut-être la moins contestable. Elle correspond à l'augmentation irréversible du PIB sur le long terme. C'est comme on le dit souvent une notion quantitative qui peut par les bouleversements qu'elle ne manquera pas d'occasionner avoir des conséquences qualitatives en termes de développement et de changement social précisément. Mais si la croissance conduit dans de nombreux cas au développement, ce dernier ne peut-il aussi être considéré comme un préalable à la croissance? C'est en répondant à cette question que l'on commence à saisir la difficulté pour distinguer le rôle de chaque variable et des définitions globales qui en découlent. La définition désormais académique de F. Perroux le montre bien. Le développement y est conçu comme « l’ensemble des changements dans les structures mentales et les habitudes sociales d’une population qui la mettent en état d’augmenter de façon durable le produit global ».

                Deux choses sont à souligner ici. D'abord c'est le développement qui autorise la croissance. Si causalité il doit y avoir elle part du développement, quitte à ajouter que la croissance jouera à son tour sur les potentialités de développement, comme on le retrouve dans d'autres définitions tout aussi valables du développement tels que :  capacité à convertir la création de biens et de services (production, PIB) en éléments de hausse du bien-être, CAD obtenir une « bonne » croissance et non plus simplement « la » croissance (a) ou encore  transformation d'une société dans le sens d'un progrès global (économique, social, démographique, politique et culturel) (b). Nous laisserons de côté ici l'enjeux autour de la mesure du bien-être. Ensuite la proposition de Perroux fait du développement quelque chose de très proche de ce que l'on appelle  aujourd'hui les institutions. En évoquant les changements dans les structures mentales et les habitudes sociales, F. Perroux en mobilise en fait implicitement un type particulier, les institutions informelles, celles qui ne sont pas sanctionnées par la loi. Elles englobent aussi toute la dimension culturelle et il est permis d'y greffer le rôle de la religion par exemple et en particulier la thèse de M. Weber sur la corrélation entre l'éthique protestante et l'éthique capitaliste.

                Corrélation toutefois n'est pas causalité. C'est pour cette raison que les économistes notamment américains tenteront d'élaborer des modèles afin d'isoler le rôle des institutions et d'en faire le déterminant ultime de la croissance économique (deep determinant). Par là même ces économistes seront amenés à parler en termes de qualité institutionnelle, de cadre institutionnel le plus apte à promouvoir la croissance économique (growth-enhancing institutions). Le changement institutionnel, c'est-à-dire l'adoption de meilleures règles sociales et juridiques, permettra d'engager la croissance économique. De cette façon les économistes en question adopteront une vision normative (dire ce qui est bien, ce qui est bon) qui n'est pas étrangère à la notion de développement. Se développer c'est en effet normalement avancer en mieux, progresser en quelque sorte, même si là encore la notion de progrès est loin d'être universelle. Un développement qui aboutit à détruire l'environnement est-il un progrès? Est-il seulement un vrai développement?

                En posant ces questions on interroge évidemment le modèle occidental de croissance. La croissance et le développement sont bons mais pour quoi et pour qui? Peut-être ces notions n'impliquent-elles seulement que les modes de vies se sont transformés au cours du temps, qu'on ne vit plus de la même façon, que l'on ne dispose pas des mêmes besoins et désirs en 2011 qu'en 1750? Les phénomènes d'urbanisation, d'exode rural, de consommation de masse (de hausse des taux d'équipement en tout genre pour de plus en plus de ménages), de gains de temps (pour travailler, pour se déplacer, etc. ) constituent des bouleversements à l'échelle de l'Humanité. D'ailleurs pour la psychologie évolutionniste ces bouleversement sont trop grands et trop récents à cette échelle, pour un cerveau humain encore évolutionnairement adapté aux conditions de vie de la Préhistoire (plus exactement du Pléistocène). Où est le progrès alors? 

                Si on ne sait pas vraiment qualifier la nature du développement, alors il est commode de se référer au changement social. En effet tous les bouleversement sus-nommés renvoient au changement social entendu comme "transformation durable, plus ou moins rapide, d'une partie ou de l'ensemble d'un système social au niveau de son fonctionnement (mode d'organisation), de sa structure (stratification, rapports sociaux) ou de ses modèles culturels (comportements, système de valeur)", (dictionnaire de SES, Nathan). L'évocation des comportements et du système de valeur nous ramène ici au cadre institutionnel révélant un lien proche entre le changement institutionnel et le changement social. Ce dernier semble plus global puisqu'il inclut éventuellement les changements liés au cadre institutionnel. Mais le changement institutionnel tout comme le changement social ne vont pas obligatoirement dans le sens du progrès. Et cette conclusion s'adresse aussi au PIB, mesure usuelle de la croissance économique. Cette dernière ne sert pas à grand chose si elle ne donne pas l'impression de pouvoir profiter à une bonne partie de la population. La croissance doit porter une espérance, pour soi, pour ses enfants, éventuellement pour la collectivité. Il faut pouvoir se convaindre qu'à un moment ou à un autre on en profitera directement ou indirectement. Et c'est bien là l'enjeu de la dérive des classes moyennes et d'institutions comme l'Ecole qui l'ont soutenu. Il semble qu'il n'y ait plus de perspective de lendemain qui chante. La société s'interroge alors sur ses fondements, son avenir et au fond sur le sens de la vie.  

                La notion développement durable permet-elle de surmonter ces interrogations ? Rien n’est moins sûr. De nombreux exemples attestent de la difficulté à conciler, comme il est dit, développement des générations présentes et chances de développement des générations futures. Déjà ces dernières ne s’expriment pas encore et on ne peut que conjecturer sur leurs préférences effectives. Mais surtout ce qui est bénéfique dans un domaine peut être néfaste dans un autre. Ainsi la production d’éthanol (carburant vert) à partir du maïs prive de nombreuses populations locales du Sud, notamment d’Amérique latine, d’un ingrédient essentiel à la fabrication des galettes de maïs, la tortilla. Ici on préserve les chances de développement des générations futures en polluant moins au détriment des générations présentes. De même les nouvelles technologies peuvent être davantage consommatrices. C'est ce que l'on appelle l'effet-rebond. Ainsi le développement d'internet, qui permet d'économiser du temps et de l'énergie, entraîne par ailleurs une forte consommation de papier liée à l'impression de données disponibles en quantité pratiquement infinie. De la même façon l'offre de véhicules moins polluants et moins consommateurs de carburant incite à voyager plus, ce qui annule les effets bénéfiques. Enfin la définition du développement durable en terme de conciliation entre l’équité, la vivabilité et la viabilité montre bien les enjeux presqu’irréductibles en cause. Est-il si facile, en période crise, où la politique industrielle en est berne, de trouver les ressources d’une croissance écologique? Les gouvernements et les populations n’auront-ils pas d’autres priorités? Nous retombons une fois de plus sur les arbitrages auxquels sont habitués les économistes mais qui réclament une décision politique.

Deux trilemmes pour évaluer la construction européenne

Le 18/05/2011

Si l’on s’en tient aux célèbres critères d’intégration économique de B. Balassa, la zone qui a avancé ses pions le plus loin est bien l’Union européenne. Bien plus qu’une simple zone de libre échange, elle constitue une union économique et monétaire s’étant dotée pour une majorité d’Etats membres d’une monnaie unique, quand bien même des progrès resteraient à faire au sujet de l'harmonisation des politiques économiques. Au-delà des raisons politiques et diplomatiques, existe-t-il une logique économique irrésistible à cette ascension européenne ? Après tout les pays membres n’ayant pas adopté l’euro ne s’en sortent pas nécessairement plus mal. L’enjeu est de taille à l’heure où les institutions européennes doivent trouver une solution à la crise (supposée) de l’endettement et où des voix se sont toujours fait entendre pour contester l’opportunité d’une zone euro. Il se trouve que deux raisonnements en forme de trilemme peuvent être mobilisés pour comprendre la construction européenne. On parle de « trilemme » car parmi les trois variables qui seront mises en perspective dans les approches, deux seulement pourront être réalisées simultanément.

Le premier trilemme est connu sous le nom de « triangle d’incompatibilité de Mundell ». Ce triangle met en jeu les trois variables centrales permettant d’évaluer la viabilité de tout système monétaire international : degré de rigueur des règles de change, degré de mobilité des capitaux et degré d'autonomie des politiques monétaires. Ainsi il n’est pas possible de voir se réaliser en même temps les trois objectifs suivants : liberté de circulation des capitaux, autonomie de la politique monétaire et fixité des taux de change. L’Union européenne a dans ce cadre sacrifié l’autonomie de la politique monétaire, laissé à la banque centrale européenne indépendante et dont certains s’interrogent encore sur la crédibilité. Les capitaux y sont par contre parfaitement mobiles et les taux de change entre pays ont été fixé de manière irrévocable avec le passage à l’euro. Le taux de change ne subsiste alors qu’entre l’euro et les autres devises y compris les monnaies dont les pays n’ont pas encore intégré la zone euro comme la livre sterling ou la couronne danoise. On peut évidemment regretter l’abandon de la souveraineté monétaire, en particulier pour des pays avec une certaine « Histoire », comme la France ou l’Allemagne. Toutefois, c’est précisément pour supplanter l’hégémonie économique de l’Allemagne et de sa politique monétaire que l’euro a été choisi. Avec la monnaie unique, ce n’est plus la Bundesbank qui dicte la politique monétaire pour toute l’Europe, mais une vraie banque centrale européenne pour le coup indépendante de l’Allemagne aussi. Un pays comme la France avait de toute évidence abandonné de fait son autonomie monétaire en se laissant guidé par l’évolution du cours du mark en franc. Que pouvait-on sérieusement espérer en entrant dans les années 90 confronté à la réunification allemande ? Une autre politique est toujours possible diront aujourd’hui les partisans, soit d’un euro à deux vitesses, soit d’une sortie pure et simple de la zone euro. Si l’on suit le trilemme de Mundell, que fallait-il sacrifier alors ? La liberté de circulation des capitaux et rétablir le contrôle des changes ? Cela n’avait-il pas fait les beaux jours de Bretton Woods, système qui s’est avéré de toute façon bancal ? Il semble aussi que la question de la liberté ou non de circulation des capitaux rejoigne celle de la régulation du capitalisme mondial. Mais la Chine n'a t-elle justement pas réussi le pari de la croissance avec un contrôle des changes?

Enfin la mise en place d'une union économique et monétaire pose la question de l'optimalité de la zone monétaire européenne. Cette question est primordiale car elle permet d'évaluer l'opportunité d'abandonner l'arme monétaire comme moyen de relancer la croissance (dévaluation pour rendre les exportations plus compétitive) et donc d'opter pour une monnaie unique à gestion supranationale. Avec la monnaie unique, il n'y a plus qu'une seule politique de change et de taux d'intérêt, celle de la banque centrale européenne. Sans évoquer tous les critères permettant d'évaluer une zone monétaire optimale, relevons simplement la mobilité encore réduite des hommes sur le continent européen et l'absence d'un véritable budget fédéral. La mobilité est en effet importante pour compenser les différentiels de salaire associés à des différentiels de croissance. La main-d'oeuvre doit normalement être susceptible de quitter les pays à fort chômage où les salaires sont moins élevés pour des pays à faible chômage où les salaires sont attractifs. L'offre de main d'oeuvre diminuant dans les premiers mais augmentant dans les seconds, un équilibre doit être trouvé amenant l'égalisation des niveaux de salaires dans tous les pays. Concernant le budget, un vrai budget fédéral devrait être capable d'aider les régions pauvres afin d'amener l'égalisation des niveaux de vie au niveau européen.

L'autre trilemme nous permettant d'interpréter la construction européenne est emprunté à Rodrik qui l'a appelé le « trilemme politique de l'économie mondiale » dans son article « Jusqu'où ira l'intégration économique internationale » (« How Far Will International Economic Integration Go? : http://econ.duke.edu/~uribe/econ170/Rodrick.pdf ). Un pays ne peut simultanément accepter la mondialisation (libérale), la démocratie et la constitution en Etat-Nation, la présence d'Etats-Nations s'opposant à la gouvernance mondiale. Et dans ce cadre l'union économique et monétaire ne relèverait pas moins que des mêmes caractéristiques de l'étalon-or, à savoir l'acceptation de la mondialisation, c'est-à-dire de la libre circulation des capitaux, et de la préservation des Etats-Nations, au sacrifice de la démocratie. D'ailleurs l'Europe n'est-elle pas depuis le départ une construction technocratique limitant le pouvoir des peuples? L'idée d'une bureaucratie bruxelloise non élue et éloignée des citoyens est encore tenace. Mais alors, les tentatives progressivement inscrites dans les Traités, de reconquête du pouvoir par le Parlement européen ne vont-t-elles pas finir par menacer la cohérence européenne? Ou alors elles ne seraient que des artifices formels pour rassurer l'opinion publique. Mais si ce n'est pas le cas, quelle option va être choisie par les peuples européens : Retour au protectionnisme ou mise en place d'une authentique fédération européenne à l'image des Etats-Unis d'Amérique? Dans la mesure où les réflexes nationalistes restent forts, il y a fort à parier que ce soit la tentation protectionniste qui l'emporte. L'ouvrage d'E. Todd, Après la démocratie, offre à cet égard un bon exemple de justification d'un protectionnisme européen. A moins bien sur d'une dislocation de l'Europe suite par exemple à la sortie d'un de ses Etats membres fondateurs, comme le permet désormais le Traité de Lisbonne anticipant peut-être les insurmontables difficultés à venir …

A tous les points de vue l’Europe apparaît comme une réponse contrainte et contraignante à la mondialisation. Il n’est pas dit que nous ayons fait le pire des choix. Même s’il ne fut pas le meilleur, la théorie économique de la dépendance du sentier (path dependancy) nous montrerait sans doute qu’il nous coûterait trop cher en 2011 de quitter la zone euro. Les Hommes sont toujours dépendants, qu’ils le veuillent ou non des choix passés, furent-ils mauvais. Les auteurs anglo-américains qui fustigent le Code civil pour son manque de flexibilité et qui rendraient bientôt Napoléon responsable de notre supposé déficit de croissance en savent quelque chose …

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