La construction européenne
Trame 5 - Quelle politique dans un cadre européen ?
Par LONGUEPEE Daniel Le 25/01/2024
1° Il n'est pas difficile de faire remonter les débuts de la construction européenne à la CECA en 1951. Les pays déclarent alors ouvertement leur désir de ne plus faire la guerre et de confier à une autorité supranationale la production de ressources clefs lors d'une guerre. Les pays membres de cette communauté constitueront le noyau de l'ambition économique et politique européenne et initieront en 1957 le Traité de Rome instituant le marché commun et ce qu'on appelera la CEE (DOC1).
2° Pour comprendre les étapes de la construction européenne il est utile de se référer aux étapes de l'intégration économique mises en lumière par B. Balassa. Nous voyons ainsi que le Traité de Rome qui institue la CEE (Communauté économique européenne) institue d'emblée un marché commun qui prendra du temps à être mis en place et qui débouchera même sur un marché unique avec l'Acte unique de 1986, voulu par J. Delors décédé en janvier 2024 (DOC1).
3° L'Union européenne est instituée avec le Traité de Maastricht (1992) qui prévoie aussi, pour les pays signataire de la clause, l'adoption d'une monnaie unique, l'euro. L'Union économique et monétaire apparaît alors comme l'étape ultime de l'intégration économique selon B. Balassa (DOC1). La mise en place de l'euro résulte aussi plus lointainement des conséquences de la dislocation du régime de Bretton Woods (début des années 70) et de la coopération monétaire qui s'en est suivi au niveau européen ("serpent monétaire" puis Système monétaire européen – SME).
4° A l'évidence la monnaie unique favorise le marché unique en même qu'elle en est une conséquence logique. Elle dipose d'un certain nombre d'avantages : suppression des coûts de conversion et du risque de change, augmentation des échanges, fin des dévaluations compétitives, comparaison instantanée des prix entre pays de la zone euro et dans une moindre mesure favorise l'identité européenne et concurrence le dollar comme monnaie internationale. Remarquons que l'adhésion à la zone euro supposera le respect de 4 "critères de convergence" dont 2 resteront célèbres car à la base du futur Pacte de Stabilité et de croissance encadrant les politiques budgétaires : un déficit public ≤ à 3% du PIB et une dette publiques ≤ à 60% du PIB (DOC3).
5° Si l'euro favorise les échange intra-zone (entre pays de la zone euro), le marché unique favorise la croissance économique. Cela joue à travers la spécialisation selon les avantages comparatifs, la hausse de la taille des marchéés et la hausse de la concurrence (DOCS4).
6° Dans le cadre du marché unique, la Commission européenne s'évertue à défendre une concurrence libre, loyale et non faussée. A ce titre elle intervient dans 4 domaines définissant ses objectifs dans le cadre implicite des hypothèses de la concurence pure et parfaite (modèle de CPP) : la lutte contre les ententes et les abus de position dominante et contrôle les concentrations ainsi que les aides de l'Etat (DOC5). Les modalités d'intervention dépendent ensuite du type d'infraction commis : amendes pour les ententes et abus de position de dominante qui, par définition ne se constatent qu'ex-post, interdiction ou autorisant pour les concentrations et enfin obligation pour les entreprises de rembourser des aides de l'Etat qui faussent la concurrence (DOC6). C'est dans ce cadre que la Commission a infligé des amendes à des banques ou à Google ou encore qu'elle a interdit la fusion Alstom-Siemens.
7° Bien que les monopoles contreviennent au modèle de CPP, la Comission n'a pas interdit les monopoles publics déjà constitué de longue date mais les a ouvert à la concurrence. Ainsi la SNCF doit ouvrir des lignes à des compagnies étrangères.
8° Il a longtemps été reproché à la politique européenne de la concurrence de ne pas favoriser l'émergence de champion capable de rivaliser avec les FTN étrangères, notamment américaines ou chinoises (DOC12) ou de taxer ceux qui réussissent. Toutefois la Commission s'est montrée plus conciliante en ce qui concerne les aides d'Etat par exemple avec le "Chips act" qui permet d'aider les entreprises de semi-conducteurs pour réduire la dépendance vis-à-vis de l'extérieur ou encore d'aider les entreprises malmenées par la crise du COVID.
9° Si la politique de la concurrence relève de la politique structurelle, les Etat disposent normalement des politiques conjoncturelles. Il en existe 2, la politique budgétaire et la politiques monétaire qui ont 2 grands objectifs : lutter contre le chômage (politique budgétaire de relance, politique monétaire expansionniste) ou lutter contre l'inflation et les déficits (l'endettement) (politique budgétaire d'austérité, politique monétaire restrictive). Si la POL MON menée par la BCE a longtemps été plutôt restrictive, elle est devenue expansionniste suite à la crise des subprimes en 2007-2009, et même officiellement non conventionnelle en 2015 avec l'adoption du QE (quantitative easing – assouplissement quantitatif). Toutefois avec le retour de l'inflation, fin 2021, la politique de la BCE, suite au revirement de la FED, s'est "normalisée". Ainsi en juin 2022 la BCE a annoncé la fin de son programme de rachat d'actifs et la hausse de ses taux directeurs. Si cette normalisation vise à lutter contr l'inflation, elle risque aussi de nuire à la croissance économique.
10° Concernant la politique budgétaire, le multiplicateur keynésien (ou multiplicateur d'investissement) nous montre qu'une dépense initiale d'investissement a des effets plus que proportionnels sur le PIB. Aussi les Etats n'hésitent-ils pas à "relancer' leurs économies par le déficit en cas de crise, comme ce fut le cas suite à la crise des subprimes ou de la pandémie du COVID qui a bouleversé les chaînes mondiales d'approvisionnement. (DOC15). Toutefois la politique de relance souffre 4 grandes limites : l'effet d'éviction, les risques inflationnistes, la hausse du déficit public et un effet "boule de neige" si l'endettement n'est plus "conrtôlé" et l'absence de relance du fait des comportements d'épargne des agents économiques anticipant des hausses futures d'impôt pour financer le déficit.
11° A partir de là il faut réfléchir à la manière d'articuler les POL MON et BUD de façon à ce qu'elles ne soient pas contradictoires, c'est ce qu'on appelle le policy mix. L'articulation des politiques prend un aspect particulier au sein de la zone euro, puisque la POL MON est supranationale et déterminée par la BCE au nom de la zone euro et que les POL BUD sont encadrées par des règles qui seront en fait plus ou moins repsectées.
12° La POL MON de la zone euro repose sur un objectif prioritaire de stabilité des prix avec une cible d'inflation à 2% d'inflation (taux d'inflation inférieur mais proche de 2%) par une banque centrale indépendante du pouvoir politique, la BCE (Banque centrale européenne). Comme on le voit au 9°, la POL MON au sein de la zone euro a évolué au cours du temps. Elle a actuellement pour directrice la française C. Lagarde. Les Etats membres de la zone euro ne peuvent en tout cas choisir leur POL MON.
13° Si la POL BUD est autonome elle est toutefois encadrée par des règles afin de limiter les abus des Etats et les stratégies de passager clandestin (free rider). La base c’est le principe du « 3 %-60 % » appelé le Pacte de stabilité et de croissance (PSC) CAD que le déficit ne peut dépasser 3 % du PIB et l’endettement 60 % du PIB. Autour de ce principe vont s’ajoutera un système de sanctions en cas de non respect, ainsi la procédure pour « déficit excessif » mais qui connaîtra des aménagements sans que le principe de base ne soit remis en cause, même par la règle d’or budgétaire de 2012 qui fixe le déficit structurel à 0,5 % du PIB. Les dernières décisions donnent encore plus de marge de manœuvre aux Etats en excluant des 3 % les dépenses liées à la transition énergétique.
14° Si les contraintes budgétaires ont été assouplies c’est à l’évidence parce qu’il est difficile d’avoir des règles communes et contraignantes lorsque les situations économiques et les difficultés sont asymétriques. Or, à l’évidence les situations économiques ne sont pas comparables au sein de l’UE et au sein de la zone euro en particulier. CE n’est pas un hasard si certains ont pu parler des « PIGS » pour ces payx d’Europe du Sud (Portugal, Italie, Grèce et Espagne). En cas de choc asymétrique, il est très difficile voire impossible de mettre en place des politiques efficaces car les pays perdent les 4 armes principales : impossibilité de faire varier les taux d’intérêt en fonction de la conjoncture (à moins que la POL MON de la BCE corresponde), impossibilité de dévaluer pour relancer les exportations en cas de crise, POL BUD encadrées, peu voire pas de mobilité des travailleurs pouvant se déplacer d’un pays en crise vers un pays en croissance.
15° C’est pour ces raisons que la construction européenne favorise le moins disant fiscal (impôts et charges toujours moins élevés) CAD qui pousse les pays à réduire les sources de financement des dépenses publiques (Etat et organismes de protection sociale) alors même que les politiques budgétaires sont encadrées. Cela montre l'optique libérale suivie par la Commission européenne depuis le départ. Mais une telle entreprise est- elle viable à long terme ? C'est pour cette raison que l'idée de fédéralisme budgétaire fait son chemin. Il existe un budget fédéral européen qui repose notamment sur les contributions des Etats membres ou les droits de douane perçus mais il ne représente qu'environ 1% du PIB de l'UE contre 25% pour le budget fédéral américain. Un "vrai" budget fédéral implique aussi un plus grand fédéralisme politique puisque l'argent versé par les pays au budget européen ne leur reviendra qu'en partie. La France par exemple est contributeur nette au budget européen depuis très longtemps en versa,t davantage qu'elle ne reçoit ! Le fédéralisme budgétaire implique une grande solidarité entre pays, par exemple que les Français soient prêt à financer les chocs économiques des Grecs ou des Polonais ... et réciproquement. Derrière les questions budgétaires se dessinent donc des questions politiques cruciales : Y a-t-il un (authentique) peuple européen ? Peut-il y avoir une (véritable) souveraineté européenne ?
Deux trilemmes pour évaluer la construction européenne
Par LONGUEPEE Daniel Le 18/05/2011
Si l’on s’en tient aux célèbres critères d’intégration économique de B. Balassa, la zone qui a avancé ses pions le plus loin est bien l’Union européenne. Bien plus qu’une simple zone de libre échange, elle constitue une union économique et monétaire s’étant dotée pour une majorité d’Etats membres d’une monnaie unique, quand bien même des progrès resteraient à faire au sujet de l'harmonisation des politiques économiques. Au-delà des raisons politiques et diplomatiques, existe-t-il une logique économique irrésistible à cette ascension européenne ? Après tout les pays membres n’ayant pas adopté l’euro ne s’en sortent pas nécessairement plus mal. L’enjeu est de taille à l’heure où les institutions européennes doivent trouver une solution à la crise (supposée) de l’endettement et où des voix se sont toujours fait entendre pour contester l’opportunité d’une zone euro. Il se trouve que deux raisonnements en forme de trilemme peuvent être mobilisés pour comprendre la construction européenne. On parle de « trilemme » car parmi les trois variables qui seront mises en perspective dans les approches, deux seulement pourront être réalisées simultanément.
Le premier trilemme est connu sous le nom de « triangle d’incompatibilité de Mundell ». Ce triangle met en jeu les trois variables centrales permettant d’évaluer la viabilité de tout système monétaire international : degré de rigueur des règles de change, degré de mobilité des capitaux et degré d'autonomie des politiques monétaires. Ainsi il n’est pas possible de voir se réaliser en même temps les trois objectifs suivants : liberté de circulation des capitaux, autonomie de la politique monétaire et fixité des taux de change. L’Union européenne a dans ce cadre sacrifié l’autonomie de la politique monétaire, laissé à la banque centrale européenne indépendante et dont certains s’interrogent encore sur la crédibilité. Les capitaux y sont par contre parfaitement mobiles et les taux de change entre pays ont été fixé de manière irrévocable avec le passage à l’euro. Le taux de change ne subsiste alors qu’entre l’euro et les autres devises y compris les monnaies dont les pays n’ont pas encore intégré la zone euro comme la livre sterling ou la couronne danoise. On peut évidemment regretter l’abandon de la souveraineté monétaire, en particulier pour des pays avec une certaine « Histoire », comme la France ou l’Allemagne. Toutefois, c’est précisément pour supplanter l’hégémonie économique de l’Allemagne et de sa politique monétaire que l’euro a été choisi. Avec la monnaie unique, ce n’est plus la Bundesbank qui dicte la politique monétaire pour toute l’Europe, mais une vraie banque centrale européenne pour le coup indépendante de l’Allemagne aussi. Un pays comme la France avait de toute évidence abandonné de fait son autonomie monétaire en se laissant guidé par l’évolution du cours du mark en franc. Que pouvait-on sérieusement espérer en entrant dans les années 90 confronté à la réunification allemande ? Une autre politique est toujours possible diront aujourd’hui les partisans, soit d’un euro à deux vitesses, soit d’une sortie pure et simple de la zone euro. Si l’on suit le trilemme de Mundell, que fallait-il sacrifier alors ? La liberté de circulation des capitaux et rétablir le contrôle des changes ? Cela n’avait-il pas fait les beaux jours de Bretton Woods, système qui s’est avéré de toute façon bancal ? Il semble aussi que la question de la liberté ou non de circulation des capitaux rejoigne celle de la régulation du capitalisme mondial. Mais la Chine n'a t-elle justement pas réussi le pari de la croissance avec un contrôle des changes?
Enfin la mise en place d'une union économique et monétaire pose la question de l'optimalité de la zone monétaire européenne. Cette question est primordiale car elle permet d'évaluer l'opportunité d'abandonner l'arme monétaire comme moyen de relancer la croissance (dévaluation pour rendre les exportations plus compétitive) et donc d'opter pour une monnaie unique à gestion supranationale. Avec la monnaie unique, il n'y a plus qu'une seule politique de change et de taux d'intérêt, celle de la banque centrale européenne. Sans évoquer tous les critères permettant d'évaluer une zone monétaire optimale, relevons simplement la mobilité encore réduite des hommes sur le continent européen et l'absence d'un véritable budget fédéral. La mobilité est en effet importante pour compenser les différentiels de salaire associés à des différentiels de croissance. La main-d'oeuvre doit normalement être susceptible de quitter les pays à fort chômage où les salaires sont moins élevés pour des pays à faible chômage où les salaires sont attractifs. L'offre de main d'oeuvre diminuant dans les premiers mais augmentant dans les seconds, un équilibre doit être trouvé amenant l'égalisation des niveaux de salaires dans tous les pays. Concernant le budget, un vrai budget fédéral devrait être capable d'aider les régions pauvres afin d'amener l'égalisation des niveaux de vie au niveau européen.
L'autre trilemme nous permettant d'interpréter la construction européenne est emprunté à Rodrik qui l'a appelé le « trilemme politique de l'économie mondiale » dans son article « Jusqu'où ira l'intégration économique internationale » (« How Far Will International Economic Integration Go? : http://econ.duke.edu/~uribe/econ170/Rodrick.pdf ). Un pays ne peut simultanément accepter la mondialisation (libérale), la démocratie et la constitution en Etat-Nation, la présence d'Etats-Nations s'opposant à la gouvernance mondiale. Et dans ce cadre l'union économique et monétaire ne relèverait pas moins que des mêmes caractéristiques de l'étalon-or, à savoir l'acceptation de la mondialisation, c'est-à-dire de la libre circulation des capitaux, et de la préservation des Etats-Nations, au sacrifice de la démocratie. D'ailleurs l'Europe n'est-elle pas depuis le départ une construction technocratique limitant le pouvoir des peuples? L'idée d'une bureaucratie bruxelloise non élue et éloignée des citoyens est encore tenace. Mais alors, les tentatives progressivement inscrites dans les Traités, de reconquête du pouvoir par le Parlement européen ne vont-t-elles pas finir par menacer la cohérence européenne? Ou alors elles ne seraient que des artifices formels pour rassurer l'opinion publique. Mais si ce n'est pas le cas, quelle option va être choisie par les peuples européens : Retour au protectionnisme ou mise en place d'une authentique fédération européenne à l'image des Etats-Unis d'Amérique? Dans la mesure où les réflexes nationalistes restent forts, il y a fort à parier que ce soit la tentation protectionniste qui l'emporte. L'ouvrage d'E. Todd, Après la démocratie, offre à cet égard un bon exemple de justification d'un protectionnisme européen. A moins bien sur d'une dislocation de l'Europe suite par exemple à la sortie d'un de ses Etats membres fondateurs, comme le permet désormais le Traité de Lisbonne anticipant peut-être les insurmontables difficultés à venir …
A tous les points de vue l’Europe apparaît comme une réponse contrainte et contraignante à la mondialisation. Il n’est pas dit que nous ayons fait le pire des choix. Même s’il ne fut pas le meilleur, la théorie économique de la dépendance du sentier (path dependancy) nous montrerait sans doute qu’il nous coûterait trop cher en 2011 de quitter la zone euro. Les Hommes sont toujours dépendants, qu’ils le veuillent ou non des choix passés, furent-ils mauvais. Les auteurs anglo-américains qui fustigent le Code civil pour son manque de flexibilité et qui rendraient bientôt Napoléon responsable de notre supposé déficit de croissance en savent quelque chose …