Si l’on s’en tient aux célèbres critères d’intégration économique de B. Balassa, la zone qui a avancé ses pions le plus loin est bien l’Union européenne. Bien plus qu’une simple zone de libre échange, elle constitue une union économique et monétaire s’étant dotée pour une majorité d’Etats membres d’une monnaie unique, quand bien même des progrès resteraient à faire au sujet de l'harmonisation des politiques économiques. Au-delà des raisons politiques et diplomatiques, existe-t-il une logique économique irrésistible à cette ascension européenne ? Après tout les pays membres n’ayant pas adopté l’euro ne s’en sortent pas nécessairement plus mal. L’enjeu est de taille à l’heure où les institutions européennes doivent trouver une solution à la crise (supposée) de l’endettement et où des voix se sont toujours fait entendre pour contester l’opportunité d’une zone euro. Il se trouve que deux raisonnements en forme de trilemme peuvent être mobilisés pour comprendre la construction européenne. On parle de « trilemme » car parmi les trois variables qui seront mises en perspective dans les approches, deux seulement pourront être réalisées simultanément.
Le premier trilemme est connu sous le nom de « triangle d’incompatibilité de Mundell ». Ce triangle met en jeu les trois variables centrales permettant d’évaluer la viabilité de tout système monétaire international : degré de rigueur des règles de change, degré de mobilité des capitaux et degré d'autonomie des politiques monétaires. Ainsi il n’est pas possible de voir se réaliser en même temps les trois objectifs suivants : liberté de circulation des capitaux, autonomie de la politique monétaire et fixité des taux de change. L’Union européenne a dans ce cadre sacrifié l’autonomie de la politique monétaire, laissé à la banque centrale européenne indépendante et dont certains s’interrogent encore sur la crédibilité. Les capitaux y sont par contre parfaitement mobiles et les taux de change entre pays ont été fixé de manière irrévocable avec le passage à l’euro. Le taux de change ne subsiste alors qu’entre l’euro et les autres devises y compris les monnaies dont les pays n’ont pas encore intégré la zone euro comme la livre sterling ou la couronne danoise. On peut évidemment regretter l’abandon de la souveraineté monétaire, en particulier pour des pays avec une certaine « Histoire », comme la France ou l’Allemagne. Toutefois, c’est précisément pour supplanter l’hégémonie économique de l’Allemagne et de sa politique monétaire que l’euro a été choisi. Avec la monnaie unique, ce n’est plus la Bundesbank qui dicte la politique monétaire pour toute l’Europe, mais une vraie banque centrale européenne pour le coup indépendante de l’Allemagne aussi. Un pays comme la France avait de toute évidence abandonné de fait son autonomie monétaire en se laissant guidé par l’évolution du cours du mark en franc. Que pouvait-on sérieusement espérer en entrant dans les années 90 confronté à la réunification allemande ? Une autre politique est toujours possible diront aujourd’hui les partisans, soit d’un euro à deux vitesses, soit d’une sortie pure et simple de la zone euro. Si l’on suit le trilemme de Mundell, que fallait-il sacrifier alors ? La liberté de circulation des capitaux et rétablir le contrôle des changes ? Cela n’avait-il pas fait les beaux jours de Bretton Woods, système qui s’est avéré de toute façon bancal ? Il semble aussi que la question de la liberté ou non de circulation des capitaux rejoigne celle de la régulation du capitalisme mondial. Mais la Chine n'a t-elle justement pas réussi le pari de la croissance avec un contrôle des changes?
Enfin la mise en place d'une union économique et monétaire pose la question de l'optimalité de la zone monétaire européenne. Cette question est primordiale car elle permet d'évaluer l'opportunité d'abandonner l'arme monétaire comme moyen de relancer la croissance (dévaluation pour rendre les exportations plus compétitive) et donc d'opter pour une monnaie unique à gestion supranationale. Avec la monnaie unique, il n'y a plus qu'une seule politique de change et de taux d'intérêt, celle de la banque centrale européenne. Sans évoquer tous les critères permettant d'évaluer une zone monétaire optimale, relevons simplement la mobilité encore réduite des hommes sur le continent européen et l'absence d'un véritable budget fédéral. La mobilité est en effet importante pour compenser les différentiels de salaire associés à des différentiels de croissance. La main-d'oeuvre doit normalement être susceptible de quitter les pays à fort chômage où les salaires sont moins élevés pour des pays à faible chômage où les salaires sont attractifs. L'offre de main d'oeuvre diminuant dans les premiers mais augmentant dans les seconds, un équilibre doit être trouvé amenant l'égalisation des niveaux de salaires dans tous les pays. Concernant le budget, un vrai budget fédéral devrait être capable d'aider les régions pauvres afin d'amener l'égalisation des niveaux de vie au niveau européen.
L'autre trilemme nous permettant d'interpréter la construction européenne est emprunté à Rodrik qui l'a appelé le « trilemme politique de l'économie mondiale » dans son article « Jusqu'où ira l'intégration économique internationale » (« How Far Will International Economic Integration Go? : http://econ.duke.edu/~uribe/econ170/Rodrick.pdf ). Un pays ne peut simultanément accepter la mondialisation (libérale), la démocratie et la constitution en Etat-Nation, la présence d'Etats-Nations s'opposant à la gouvernance mondiale. Et dans ce cadre l'union économique et monétaire ne relèverait pas moins que des mêmes caractéristiques de l'étalon-or, à savoir l'acceptation de la mondialisation, c'est-à-dire de la libre circulation des capitaux, et de la préservation des Etats-Nations, au sacrifice de la démocratie. D'ailleurs l'Europe n'est-elle pas depuis le départ une construction technocratique limitant le pouvoir des peuples? L'idée d'une bureaucratie bruxelloise non élue et éloignée des citoyens est encore tenace. Mais alors, les tentatives progressivement inscrites dans les Traités, de reconquête du pouvoir par le Parlement européen ne vont-t-elles pas finir par menacer la cohérence européenne? Ou alors elles ne seraient que des artifices formels pour rassurer l'opinion publique. Mais si ce n'est pas le cas, quelle option va être choisie par les peuples européens : Retour au protectionnisme ou mise en place d'une authentique fédération européenne à l'image des Etats-Unis d'Amérique? Dans la mesure où les réflexes nationalistes restent forts, il y a fort à parier que ce soit la tentation protectionniste qui l'emporte. L'ouvrage d'E. Todd, Après la démocratie, offre à cet égard un bon exemple de justification d'un protectionnisme européen. A moins bien sur d'une dislocation de l'Europe suite par exemple à la sortie d'un de ses Etats membres fondateurs, comme le permet désormais le Traité de Lisbonne anticipant peut-être les insurmontables difficultés à venir …
A tous les points de vue l’Europe apparaît comme une réponse contrainte et contraignante à la mondialisation. Il n’est pas dit que nous ayons fait le pire des choix. Même s’il ne fut pas le meilleur, la théorie économique de la dépendance du sentier (path dependancy) nous montrerait sans doute qu’il nous coûterait trop cher en 2011 de quitter la zone euro. Les Hommes sont toujours dépendants, qu’ils le veuillent ou non des choix passés, furent-ils mauvais. Les auteurs anglo-américains qui fustigent le Code civil pour son manque de flexibilité et qui rendraient bientôt Napoléon responsable de notre supposé déficit de croissance en savent quelque chose …
Ajouter un commentaire