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Autour de la croissance et du développement.

Le 03/10/2011

Il est bien connu qu'il n'y a pas de définition unique des termes utilisés en sciences sociales. Lorsqu'on prend en plus en compte la possibilité d'une superposition si ce n'est totale au moins partielle des notions alors les choses se compliquent. C'est typiquement le cas en ce qui concerne lechamp notionnel autour du développement et de la croissance. A la rigueur c'est la notion de croissance qui paraît peut-être la moins contestable. Elle correspond à l'augmentation irréversible du PIB sur le long terme. C'est comme on le dit souvent une notion quantitative qui peut par les bouleversements qu'elle ne manquera pas d'occasionner avoir des conséquences qualitatives en termes de développement et de changement social précisément. Mais si la croissance conduit dans de nombreux cas au développement, ce dernier ne peut-il aussi être considéré comme un préalable à la croissance? C'est en répondant à cette question que l'on commence à saisir la difficulté pour distinguer le rôle de chaque variable et des définitions globales qui en découlent. La définition désormais académique de F. Perroux le montre bien. Le développement y est conçu comme « l’ensemble des changements dans les structures mentales et les habitudes sociales d’une population qui la mettent en état d’augmenter de façon durable le produit global ».

                Deux choses sont à souligner ici. D'abord c'est le développement qui autorise la croissance. Si causalité il doit y avoir elle part du développement, quitte à ajouter que la croissance jouera à son tour sur les potentialités de développement, comme on le retrouve dans d'autres définitions tout aussi valables du développement tels que :  capacité à convertir la création de biens et de services (production, PIB) en éléments de hausse du bien-être, CAD obtenir une « bonne » croissance et non plus simplement « la » croissance (a) ou encore  transformation d'une société dans le sens d'un progrès global (économique, social, démographique, politique et culturel) (b). Nous laisserons de côté ici l'enjeux autour de la mesure du bien-être. Ensuite la proposition de Perroux fait du développement quelque chose de très proche de ce que l'on appelle  aujourd'hui les institutions. En évoquant les changements dans les structures mentales et les habitudes sociales, F. Perroux en mobilise en fait implicitement un type particulier, les institutions informelles, celles qui ne sont pas sanctionnées par la loi. Elles englobent aussi toute la dimension culturelle et il est permis d'y greffer le rôle de la religion par exemple et en particulier la thèse de M. Weber sur la corrélation entre l'éthique protestante et l'éthique capitaliste.

                Corrélation toutefois n'est pas causalité. C'est pour cette raison que les économistes notamment américains tenteront d'élaborer des modèles afin d'isoler le rôle des institutions et d'en faire le déterminant ultime de la croissance économique (deep determinant). Par là même ces économistes seront amenés à parler en termes de qualité institutionnelle, de cadre institutionnel le plus apte à promouvoir la croissance économique (growth-enhancing institutions). Le changement institutionnel, c'est-à-dire l'adoption de meilleures règles sociales et juridiques, permettra d'engager la croissance économique. De cette façon les économistes en question adopteront une vision normative (dire ce qui est bien, ce qui est bon) qui n'est pas étrangère à la notion de développement. Se développer c'est en effet normalement avancer en mieux, progresser en quelque sorte, même si là encore la notion de progrès est loin d'être universelle. Un développement qui aboutit à détruire l'environnement est-il un progrès? Est-il seulement un vrai développement?

                En posant ces questions on interroge évidemment le modèle occidental de croissance. La croissance et le développement sont bons mais pour quoi et pour qui? Peut-être ces notions n'impliquent-elles seulement que les modes de vies se sont transformés au cours du temps, qu'on ne vit plus de la même façon, que l'on ne dispose pas des mêmes besoins et désirs en 2011 qu'en 1750? Les phénomènes d'urbanisation, d'exode rural, de consommation de masse (de hausse des taux d'équipement en tout genre pour de plus en plus de ménages), de gains de temps (pour travailler, pour se déplacer, etc. ) constituent des bouleversements à l'échelle de l'Humanité. D'ailleurs pour la psychologie évolutionniste ces bouleversement sont trop grands et trop récents à cette échelle, pour un cerveau humain encore évolutionnairement adapté aux conditions de vie de la Préhistoire (plus exactement du Pléistocène). Où est le progrès alors? 

                Si on ne sait pas vraiment qualifier la nature du développement, alors il est commode de se référer au changement social. En effet tous les bouleversement sus-nommés renvoient au changement social entendu comme "transformation durable, plus ou moins rapide, d'une partie ou de l'ensemble d'un système social au niveau de son fonctionnement (mode d'organisation), de sa structure (stratification, rapports sociaux) ou de ses modèles culturels (comportements, système de valeur)", (dictionnaire de SES, Nathan). L'évocation des comportements et du système de valeur nous ramène ici au cadre institutionnel révélant un lien proche entre le changement institutionnel et le changement social. Ce dernier semble plus global puisqu'il inclut éventuellement les changements liés au cadre institutionnel. Mais le changement institutionnel tout comme le changement social ne vont pas obligatoirement dans le sens du progrès. Et cette conclusion s'adresse aussi au PIB, mesure usuelle de la croissance économique. Cette dernière ne sert pas à grand chose si elle ne donne pas l'impression de pouvoir profiter à une bonne partie de la population. La croissance doit porter une espérance, pour soi, pour ses enfants, éventuellement pour la collectivité. Il faut pouvoir se convaindre qu'à un moment ou à un autre on en profitera directement ou indirectement. Et c'est bien là l'enjeu de la dérive des classes moyennes et d'institutions comme l'Ecole qui l'ont soutenu. Il semble qu'il n'y ait plus de perspective de lendemain qui chante. La société s'interroge alors sur ses fondements, son avenir et au fond sur le sens de la vie.  

                La notion développement durable permet-elle de surmonter ces interrogations ? Rien n’est moins sûr. De nombreux exemples attestent de la difficulté à conciler, comme il est dit, développement des générations présentes et chances de développement des générations futures. Déjà ces dernières ne s’expriment pas encore et on ne peut que conjecturer sur leurs préférences effectives. Mais surtout ce qui est bénéfique dans un domaine peut être néfaste dans un autre. Ainsi la production d’éthanol (carburant vert) à partir du maïs prive de nombreuses populations locales du Sud, notamment d’Amérique latine, d’un ingrédient essentiel à la fabrication des galettes de maïs, la tortilla. Ici on préserve les chances de développement des générations futures en polluant moins au détriment des générations présentes. De même les nouvelles technologies peuvent être davantage consommatrices. C'est ce que l'on appelle l'effet-rebond. Ainsi le développement d'internet, qui permet d'économiser du temps et de l'énergie, entraîne par ailleurs une forte consommation de papier liée à l'impression de données disponibles en quantité pratiquement infinie. De la même façon l'offre de véhicules moins polluants et moins consommateurs de carburant incite à voyager plus, ce qui annule les effets bénéfiques. Enfin la définition du développement durable en terme de conciliation entre l’équité, la vivabilité et la viabilité montre bien les enjeux presqu’irréductibles en cause. Est-il si facile, en période crise, où la politique industrielle en est berne, de trouver les ressources d’une croissance écologique? Les gouvernements et les populations n’auront-ils pas d’autres priorités? Nous retombons une fois de plus sur les arbitrages auxquels sont habitués les économistes mais qui réclament une décision politique.

Deux trilemmes pour évaluer la construction européenne

Le 18/05/2011

Si l’on s’en tient aux célèbres critères d’intégration économique de B. Balassa, la zone qui a avancé ses pions le plus loin est bien l’Union européenne. Bien plus qu’une simple zone de libre échange, elle constitue une union économique et monétaire s’étant dotée pour une majorité d’Etats membres d’une monnaie unique, quand bien même des progrès resteraient à faire au sujet de l'harmonisation des politiques économiques. Au-delà des raisons politiques et diplomatiques, existe-t-il une logique économique irrésistible à cette ascension européenne ? Après tout les pays membres n’ayant pas adopté l’euro ne s’en sortent pas nécessairement plus mal. L’enjeu est de taille à l’heure où les institutions européennes doivent trouver une solution à la crise (supposée) de l’endettement et où des voix se sont toujours fait entendre pour contester l’opportunité d’une zone euro. Il se trouve que deux raisonnements en forme de trilemme peuvent être mobilisés pour comprendre la construction européenne. On parle de « trilemme » car parmi les trois variables qui seront mises en perspective dans les approches, deux seulement pourront être réalisées simultanément.

Le premier trilemme est connu sous le nom de « triangle d’incompatibilité de Mundell ». Ce triangle met en jeu les trois variables centrales permettant d’évaluer la viabilité de tout système monétaire international : degré de rigueur des règles de change, degré de mobilité des capitaux et degré d'autonomie des politiques monétaires. Ainsi il n’est pas possible de voir se réaliser en même temps les trois objectifs suivants : liberté de circulation des capitaux, autonomie de la politique monétaire et fixité des taux de change. L’Union européenne a dans ce cadre sacrifié l’autonomie de la politique monétaire, laissé à la banque centrale européenne indépendante et dont certains s’interrogent encore sur la crédibilité. Les capitaux y sont par contre parfaitement mobiles et les taux de change entre pays ont été fixé de manière irrévocable avec le passage à l’euro. Le taux de change ne subsiste alors qu’entre l’euro et les autres devises y compris les monnaies dont les pays n’ont pas encore intégré la zone euro comme la livre sterling ou la couronne danoise. On peut évidemment regretter l’abandon de la souveraineté monétaire, en particulier pour des pays avec une certaine « Histoire », comme la France ou l’Allemagne. Toutefois, c’est précisément pour supplanter l’hégémonie économique de l’Allemagne et de sa politique monétaire que l’euro a été choisi. Avec la monnaie unique, ce n’est plus la Bundesbank qui dicte la politique monétaire pour toute l’Europe, mais une vraie banque centrale européenne pour le coup indépendante de l’Allemagne aussi. Un pays comme la France avait de toute évidence abandonné de fait son autonomie monétaire en se laissant guidé par l’évolution du cours du mark en franc. Que pouvait-on sérieusement espérer en entrant dans les années 90 confronté à la réunification allemande ? Une autre politique est toujours possible diront aujourd’hui les partisans, soit d’un euro à deux vitesses, soit d’une sortie pure et simple de la zone euro. Si l’on suit le trilemme de Mundell, que fallait-il sacrifier alors ? La liberté de circulation des capitaux et rétablir le contrôle des changes ? Cela n’avait-il pas fait les beaux jours de Bretton Woods, système qui s’est avéré de toute façon bancal ? Il semble aussi que la question de la liberté ou non de circulation des capitaux rejoigne celle de la régulation du capitalisme mondial. Mais la Chine n'a t-elle justement pas réussi le pari de la croissance avec un contrôle des changes?

Enfin la mise en place d'une union économique et monétaire pose la question de l'optimalité de la zone monétaire européenne. Cette question est primordiale car elle permet d'évaluer l'opportunité d'abandonner l'arme monétaire comme moyen de relancer la croissance (dévaluation pour rendre les exportations plus compétitive) et donc d'opter pour une monnaie unique à gestion supranationale. Avec la monnaie unique, il n'y a plus qu'une seule politique de change et de taux d'intérêt, celle de la banque centrale européenne. Sans évoquer tous les critères permettant d'évaluer une zone monétaire optimale, relevons simplement la mobilité encore réduite des hommes sur le continent européen et l'absence d'un véritable budget fédéral. La mobilité est en effet importante pour compenser les différentiels de salaire associés à des différentiels de croissance. La main-d'oeuvre doit normalement être susceptible de quitter les pays à fort chômage où les salaires sont moins élevés pour des pays à faible chômage où les salaires sont attractifs. L'offre de main d'oeuvre diminuant dans les premiers mais augmentant dans les seconds, un équilibre doit être trouvé amenant l'égalisation des niveaux de salaires dans tous les pays. Concernant le budget, un vrai budget fédéral devrait être capable d'aider les régions pauvres afin d'amener l'égalisation des niveaux de vie au niveau européen.

L'autre trilemme nous permettant d'interpréter la construction européenne est emprunté à Rodrik qui l'a appelé le « trilemme politique de l'économie mondiale » dans son article « Jusqu'où ira l'intégration économique internationale » (« How Far Will International Economic Integration Go? : http://econ.duke.edu/~uribe/econ170/Rodrick.pdf ). Un pays ne peut simultanément accepter la mondialisation (libérale), la démocratie et la constitution en Etat-Nation, la présence d'Etats-Nations s'opposant à la gouvernance mondiale. Et dans ce cadre l'union économique et monétaire ne relèverait pas moins que des mêmes caractéristiques de l'étalon-or, à savoir l'acceptation de la mondialisation, c'est-à-dire de la libre circulation des capitaux, et de la préservation des Etats-Nations, au sacrifice de la démocratie. D'ailleurs l'Europe n'est-elle pas depuis le départ une construction technocratique limitant le pouvoir des peuples? L'idée d'une bureaucratie bruxelloise non élue et éloignée des citoyens est encore tenace. Mais alors, les tentatives progressivement inscrites dans les Traités, de reconquête du pouvoir par le Parlement européen ne vont-t-elles pas finir par menacer la cohérence européenne? Ou alors elles ne seraient que des artifices formels pour rassurer l'opinion publique. Mais si ce n'est pas le cas, quelle option va être choisie par les peuples européens : Retour au protectionnisme ou mise en place d'une authentique fédération européenne à l'image des Etats-Unis d'Amérique? Dans la mesure où les réflexes nationalistes restent forts, il y a fort à parier que ce soit la tentation protectionniste qui l'emporte. L'ouvrage d'E. Todd, Après la démocratie, offre à cet égard un bon exemple de justification d'un protectionnisme européen. A moins bien sur d'une dislocation de l'Europe suite par exemple à la sortie d'un de ses Etats membres fondateurs, comme le permet désormais le Traité de Lisbonne anticipant peut-être les insurmontables difficultés à venir …

A tous les points de vue l’Europe apparaît comme une réponse contrainte et contraignante à la mondialisation. Il n’est pas dit que nous ayons fait le pire des choix. Même s’il ne fut pas le meilleur, la théorie économique de la dépendance du sentier (path dependancy) nous montrerait sans doute qu’il nous coûterait trop cher en 2011 de quitter la zone euro. Les Hommes sont toujours dépendants, qu’ils le veuillent ou non des choix passés, furent-ils mauvais. Les auteurs anglo-américains qui fustigent le Code civil pour son manque de flexibilité et qui rendraient bientôt Napoléon responsable de notre supposé déficit de croissance en savent quelque chose …

La défense de l'étalon-or, un combat d'arrière-garde?

Le 14/02/2011

De plus en plus de voix s'élèvent pour réclamer le retour à l'étalon-or comme source de régulation des échanges internationaux. Robert Zoellick, président de la Banque mondiale l'a même évoqué il y a quelques temps. Reste à voir si une telle solution est souhaitable et surtout envisageable.

Le régime d'étalon-or a pour lui la force d'une construction institutionnelle où chaque monnaie est définie selon un certain poids d'or et se réfère à un taux de change fixe. Si un pays connaît des excédents extérieurs, il peut demander la conversion des devises étrangères, avec lesquelles les autres pays l'ont payé, en or. Ces derniers connaissent des sorties d'or et doivent réduire la masse monétaire afin que d'éventuelles convertibilité en or soient réalisables. Les sorties d’or sont alors le signe, pour la banque centrale, que la quantité de monnaie en circulation est trop importante. Elle doit normalement augmenter ses taux d’intérêt. La hausse des taux comprime la demande interne, la masse monétaire donc la baisse des prix, et stimule la compétitivité. Les pays importent moins, peuvent de nouveau exporter et devenir excédentaire. Le mécanisme est admirable, du moins en théorie. Mais qu’en fut-il dans les faits? Pourquoi a-t-il été finalement abandonné?

Déjà il faut souligner que le système d'étalon-or n’a jamais été concerté mais qu’il s’est diffusé progressivement au 19ème siècle—avec une apogée début 20ème—autour de la Grande-Bretagne et de sa monnaie, la livre sterling. Précisément comme le rappellent Cécile Bastidon Gilles, Jacques Brasseul et Philippe Gilles dans leur Histoire de la globalisation financière (2010), l'étalon-or apporta certes une grande stabilité dans les échanges internationaux mais il constitua davantage un étalon-sterling, c’est-à-dire que les monnaies se sont échangées par rapport à la monnaie britannique et que l’or circulait peu. Par ailleurs les dépôts bancaires (quantité de monnaie) ont augmenté bien plus vite que la quantité d’or condamnant à terme de système (multiplication par 5 des premiers entre 1885 et 1913 contre 3,5 pour l’or !). Par ailleurs il ne faut pas exagérer les vertus de l'étalon-or comme le montrent Marc Flandreau et Frédéric Zumer dans une étude de l'OCDE de 2006 sur "Les Origines de la mondialisation financière (1880-1913)”. Ainsi ce n'est pas la diffusion de l'étalon-or qui a entraîné la réduction des primes de rendement entre pays lorsqu'ils font appel à l'épargne étrangère. Comme certaines mesures forment un paquet global (financières, industrielles, ...), voir misent sur l'effet d'annonce, il est difficile de faire la part des choses. C’est notamment le cas pour le Japon. Ce dernier adopte l’étalon-or en 1897 et voit effectivement chuter sa prime de risque. Le problème c’est que l’adoption de l’étalon-or s’effectue parallèlement à l’entrée dans l’ère Meiji et son cortège de réformes dont la sécurisation des droits de propriété. Entre autres elle succède à la victoire militaire contre la Chine (et donc à l'émergence du Japon comme puissance régionale) et à l'indemnité reçue placée à Londres comme gages des futurs emprunts. Difficile alors de soutenir que l’étalon-or fut la cause unilatérale, de part la stabilité financière qu’il annonce, du taux des emprunts extérieurs du Japon.

Si les vertus de l’étalon-or doivent-être relativisées, il semble par contre que ses limites soient bien réelles et notamment le risque de déflation et de ralentissement économique qu’il laisse toujours planer. Augmenter les taux d’intérêt et freiner l’inflation pour soutenir le change risquent en effet de se traduire par moins d’activité économique et plus de chômage. Or jusqu’à quel point les agents économiques sont-ils prêts à sacrifier, comme on dit, l’équilibre interne (croissance, plein-emploi) à l’équilibre externe (stabilité du taux de change)? Voilà pourquoi Keynes a pu parler de “relique barbare” au sujet de l’étalon-or. La discipline qu’il impose n’est ni nécessaire, ni souhaitable. D’ailleurs pour Bastidon Gilles, Brasseul et Gilles (2010) ce sont "les interactions économie/politique [qui] ont fini par condamner le système", et plus largement les idées libérales qui vont de pair avec la foi dans les mécanismes auto-régulateurs de l'étalon-or. Le fait que les poussées démocratiques puisse contrevenir à l’étalon-or a été récemment réinterprété par l’économiste américain Dany Rodrik dans le cadre de son "trilemme politique de l'économie mondiale". Selon Rodrik en effet, il n'est pas possible d'avoir en même temps la démocratie, la globalisation—sous-entendue financière—et l'indépendance des politiques nationales dans le cadre des Etats-Nations. Un pays doit choisir entre 2 de ces 3 termes. Or si l'étalon-or a préservé l'indépendance des politiques nationales et la liberté des échanges il a sacrifié la démocratie et les revendications salariales entre autres. La montée de la démocratie ne pouvait que condamner l'étalon-or. Pourquoi alors souhaiter son retour? Ne veut-on pas ainsi soumettre la souverainté populaire à la souveraineté économique? Plus gravement les partisans de l'étalon-or ignorent-ils les revendications sociales?

En fait les choses ne sont pas si simples. Revenons un instant à l'économiste généralement reconnu comme le grand défenseur de l'étalon-or, à savoir Jacques Rueff. C'est justement par la discipline qu'il impose que l'étalon-or est à-même d'empêcher la plus grande menace pesant sur le monde occidental pour lui, l'inflation. Rueff n'a pas de mots assez durs envers cette dernière. « Bien plus que l'idéologie marxiste, l'inflation engendre l'esprit de classe. Par le sentiment de frustration qu'elle suscite dans la plus large partie de la population, celle qui eût du être mieux protégée, elle fait naître la volonté de subversion sociale et de révolution », (J. Rueff, 1952, p. 82). Précisément l'ordre social passe par la stabilité des prix et plus largement par le respect des droits de propriété. Dans nos économies nul ne peut demander quelque chose s'il n'a pas offert quelque chose en contrepartie. Par exemple les salariés peuvent se porter acquéreurs de biens et services parce qu'il ont vendus leur force de travail. Or l'inflation correspond précisément à une situation où grâce à une création monétaire artificielle, certains agents économiques peuvent acheter sans rien offrir en contrepartie. On voit bien alors que les agents ayant "joué le jeu" se trouvent lésés. Une partie de leurs droits de propriété se retrouvent sans valeur. D'où le sentiment de frustration évoqué par Rueff.  Au niveau des échanges extérieurs, un pays ne peut durablement vivre au dessus de ses moyens. Il doit un jour ou un autre freiner sa demande interne et redevenir exportateur net à moins de voir l'or complètement disparaître.  Concernant les revendications sociales et en particulier salariales, Rueff n'y est absolument pas étranger. Sa pensée se rapproche sensiblement de l'ordolibéralisme qui tente justement de concilier exigences économiques et exigences sociales. Mais il ne veut pas que l'allègement des souffrances sociales qu'occasionne le marché (perte de revenus, changement de profession, etc.) passe par un déficit créateur d'inflation. Il défend plutôt le principe de la redistribution. On voit alors qu'au delà de l'étalon-or, c'est la véracité de la monnaie que défend Rueff dans le cadre de ce qu'il appelera "le problème institutionnel de la monnaie". "Contrairement à ce que croient les profanes, il n'est, en matière monétaire, aucune orthodoxie. On peut concevoir un grand nombre de systèmes, qui se distinguent par leurs vertus propres" (Le Problème des balances de paiement, p. 181). L'étalon-or n'est ici qu'un moyen et le contexte particulier de l'Après-Seconde-Guerre-Mondiale n'a pu que renforcer cette vision. En effet pour parer aux désordres économiques de l’Entre-Deux-Guerre, les pays se sont concertées pour établir un nouveau système monétaire international  lors des accords de Bretton Woods. Il fut décidé que le dollar serait convertible (35 dollars l’once d’or) et que les monnaies se définiraient par rapport au dollar dans le cadre de parités fixes (système de change-or). Le pouvoir exhorbitant accordé au dollar résultait de la place particulière les Etats-Unis : première puissance économique et premier stock d’or. La perennité du système reposait alors sur la capacité des Etats-Unis à soutenir la parité officielle du dollar dans ce faux régime d’étalon-or. Dans la mesure où les Etats-Unis ont contribué à financer la croissance mondiale, les avoirs en dollars des pays étrangers n'ont cessé d'augmenter. Ainsi le rapport "Réserves étrangères en dollars/Réserves d'or des Etats-Unis" a fini par atteindre 5 au tout début des années 70 conduisant le président américain Richard Nixon à suspendre convertibilité-or du dollar. Cette décision condamna à terme le système de Bretton Woods et plus largement la référence à l'or. Remarquons que le système d’étalon-or (“pur”) du 19ème s’est heurté à la même limite. Le secrétaire au trésor étasunien John Connally pourra alors soutenir que " le dollar est notre monnaie, mais c'est votre problème". D'ailleurs le dollar est resté un problème dans la mesure où les Etats-Unis ont pu continué à vivre au dessus de leurs moyens et la crise financière des subprimes a précisément résulté de ce manque de discipline interne. On a fait croire aux Américains qu'ils s'enrichissaient en s'endettant, alors que c'est exactement l'inverse. Nous ne pouvons que trop conseiller sur cette question l'ouvrage de William Bonner et Addison Wiggin publié juste avant le déclenchement de la crise, L'Empire des dettes – A l'aube d'une crise économique épique. Pire : la gestion de la crise des subprimes a entraîné un déchaînement de création monétaire, comme les 600 milliards de dollars injectés par la banque centrale américaine (la Fed) dans le cadre du quantitative easing 2. Patrick Artus et Marie-Paule Virard ont même pu titrer leur ouvrage de 2009, La Liquidité incontrôlable. Dans ce contexte il est probable que le retour à l’étalon-or entraîne une ruée vers l’or aux Etats-Unis. Et pour faire face à un tel rush la Fed serait contrainte d’augmenter ses taux et de plonger l’économie américaine dans une recession. Une  telle éventualité n’est-elle pas alors le prix à payer pour les excès passés? Devons-nous refuser un système sous prétexte qu’il condamne au moins à court terme à une cure d’austérité, de toute façon inévitable? Après tout les problèmes financiers que rencontrent de nombreux pays Etats et les restrictions budgétaires qu’ils ont commencé à engendrer, ne sont-ils pas la conséquence de la gestion de la crise financière? Un jour ou l'autre il faut payer ses égarements. Le problème ici, c’est que tous les pays ne sont pas responsables des inconséquences des autres mais en subiront les effets. On cerne mieux alors les tentations protectionniste et de repli sur soi. Refusons d’importer une crise qui vint de l’extérieur. Mais ici encore, peut-être que l’étalon-or constitue une réponse plausible. Les Etats-Unis auraient-ils pu s’endetter à tort et à travers vis-àvis des Chinois par exemple sans risquer des sorties d’or? Il est évident quelque part que si les Etats-Unis avaient attendu d’être à l’équilibre vis-à-vis des Chinois, ces derniers auraient du mettre quelques années (décennies?) de plus pour s’industrialiser. Aussi pour certains, dont le provocateur Hugo Salinas Price l’étalon-or constituerait-il le meilleur moyen pour ré-industrialiser les Etats-Unis. Les américains seraient obligés de produire chez eux ce qu’ils importent actuellement. Toutefois cela ne se fera t-il pas au prix d’une baisse drastique du pouvoir d’achat? Comment la population acceptera t-elle de payer un écran plat 50% plus chèr? Aussi la réflexion doit-elle être encore plus globale et engager le régime de croissance lui-même. A quoi bon finalement toute cette profusion de biens à bas prix? Après tout la richesse crée plus de frustration que de jouissance. Les défauts de l’étalon-or pourraient alors militer pour sa défense ...

Le retour du constitutionnalisme sans débat de fond.

Le 07/02/2011

Avec son projet de loi sur la saine gestion des finances publiques, le gouvernement actuel vise à inscrire dans la Constitution le retour à l’équilibre budgétaire. Une telle idée, qui fait partie de la pharmacoppée libérale oblige au moins les gouvernements à prendre leurs responsabilités. C'était déjà l'idée de Jacques Rueff dans L'Ordre social : rendre les ministres responsables de leurs déficits et instituer un contrôle par un corps de magistrats indépendants. Aujourd'hui c'est le Conseil constitutionnel qui jouerait ce rôle. Mais faudra t-il rendre les ministres responsables de leurs exagérations? Ne disposons nous pas déjà du fameux Pacte de stabilité et de croissance imposant une limite au déficit public et à la dette publique (respectivement 3% et 60% du PIB)? Il est vrai que ce pacte a pris l'eau avec la crise récente. On prévoit par exemple pour la France un déficit autour de 7,5% pour 2010! Ne disposons-nous pas également d’une banque centrale (européenne) à qui a été confiée la mission de ne pas dépasser les 2% d’inflation? D’ailleurs l'Allemagne s'est déjà engagée dans la voie constitutionnelle en s'imposant un retour pur et simple à l'équilibre pour 2016. L’Europe et les pays européens sont par conséquent largement engagés dans la voie constitutionnelle.

La lutte contre le déficit s'inscrit dans une logique qui n'est pas dénouée de tout fondement. A force de s'endetter, un pays finit par consacrer une part croissante de ses recettes au remboursement de la dette et ne dispose plus de marges de manoeuvre. A l'extrême les nouveaux impôts ne servent qu'à rembourser la dette. Nul ne peut vivre indéfiniment au dessus de ses moyens.C'est une règle qu'on a oublié un peu vite notamment aux Etats-Unis où le crédit hypothécaire a laissé croire à un enrichissement sur emprunt (avec le résultat que l'on connaît). Un ménage ne devient pas riche lorsqu'il emprunte pour acheter sa maison mais quand il a fini de rembourser la dernière échéance. Et si les premiers à encourager la politique de dépenses keynésienne étaient aussi les premiers à gérer leur budget de manière sérée?

Le problème avec le projet de loi actuel, c’est le contexte. La réduction des déficits implique en effet de pouvoir jouer sur 2 volets : les dépenses et les recettes. Or en prétendant ne pas augmenter les impôts, le gouvernement est forcément amené à jouer sur les dépenses. Pourquoi pas? Après tout le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux ne partant pas à la retraite peut se justifier au nom de l’efficacité. Toutefois la population désire-t-elle vraiment moins de policiers, moins d’infirmières, moins de professeurs? Ce qui est sur, c’est qu’une partie des gains réalisés dans l’Education nationale sert à financer les heures supplémentaires de ceux qui sont encore en poste... Ne devrions-nous pas nous effrayer d’une telle logique de réduction des postes? Ne veut-on plus que l’Etat assure ses missions? On repense alors à un vieil article de Christian Morrisson publié dans la revue de l'OCDE, Le Cahier de politique économique (n°, 1996). "Pour réduire le déficit budgétaire, une réduction très importante des investissements publics ou une diminution des dépenses de fonctionnement ne comportent pas de risque politique. Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population”, (p. 30). Cette politique qui devait normalement  s’appliquer aux pays en développement laisse quand même songeuse. La France n’est-elle donc plus digne que d’une politique applicable à des pays en difficulté recevant l’aide du Fonds monétaire international ? C’est bien la question du statut de la France qui est en cause. Vouloir l’équilibre budgétaire pour rassurer les marchés financiers comme il est prétendu, c’est admettre que la politique de la France se fait “à la corbeille”. Peut importe ici l’argumentation économique. Sans être romantique et faire fî des réalités objectives, il doit y avoir quand même un “minimum syndical” en la matière !

Ne soyons pas trop hypocrites non plus. Il est vrai qu’au delà d’un certain seuil, la population n’est plus prête à financer un système qui ne lui profite plus, qu’au nom de l’intérêt général, de la solidarité, ce sont finalement des transferts d’argent d’un compte à un autre que l’on tente de justifier. Comme le prétendait Fredéric Bastiat, il y a ce que l’on voit (ce que l’on reçoit sans effort) et ce que l’on ne voit pas (l’argent pris à d’autres). Aussi le dilemme social se fait-il jour entre une société que l’on voudrait égalitaire et harmonieuse et la lutte pour la vie qui implique effectivement des perdants et des gagnants. L’idéal républicain est-il encore capable de faire la jonction entre les deux? Sera-t-on un jour capable de faire la part des choses entre le mérite et la chance? Mais à son tour une société méritocratique pure ne risque-t-elle pas d’être démotivante? Nous voilà en plein dans des questions de justice sociale. Et c’est précisément le débat de fond qui manque avec le projet de loi récent.

Au delà de la question de l’articulation recettes-dépenses, il n’est pas sûr que le montant des recettes soit optimisé dans ce pays. C’est en tout cas ce que montrent Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, dans Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIème siècle. Pour ces auteurs en effet le système français, au lieu d'être progressif et toucher de plus en plus les plus riches, est au contraire dégressif et donc profondément injuste. Ils en ont même profité pour élaborer un site où il est possible de simulesa propre réforme fiscale. L’extrait suivant issu de leur site est assez éloquent : “Les 50% des Français les plus modestes, gagnant entre 1 000€ et 2 200€ de revenu brut par mois, font face à des taux effectifs d’imposition s’étageant de 41% à 48%, avec une moyenne de 45%. Les 40% suivants dans la pyramide des revenus, gagnant entre 2 300€ et 5 100€ par mois, sont tous taxés à des taux de l’ordre de 48%-50%. Puis, à l’intérieur des 5% des revenus les plus élevés (gagnant plus de 6 900€), et surtout des 1% les plus riches (gagnant plus de 14 000€), les taux d’imposition se mettent très nettement à décliner, et ne dépassent guère les 35% pour les 0,1% des Français les plus aisés (50 000 personnes sur 50 millions)”. A-t-on peur alors, en jouant sur l'impôt que les riches s'en aillent et "votent avec leurs pieds" comme il est parfois dit? Que penser alors de tels gens? Pourquoi le talent désintéressé devrait-il empêcher la médiocrité cupide de passer définitivement les frontières et de chercher foyer fiscal dans quelque bourgade helvétique?

Dans Société

La sélection naturelle a-t-elle joué dans le choix des héros de roman?

Le 21/01/2011

Le lecteur accoutumé au langage de la sociobiologie sait qu’il doit exister un différentiel d’investissement parental entre les hommes et les femmes. Comme l’a illustré Richard Dawkins dans “The selfish gene”, les organismes vivants ont pour fonction de transmettre un maximum de leurs gènes dans un univers de compétition pour les ressources. Le corps devient même un simple instrument de transmission des gènes (“Qu’est-ce qu’une poule? Le moyen qu’a trouvé un oeuf pour faire un autre oeuf!”). Or il apparaît que les modalités de transmission des gènes ne sont pas les mêmes pour les mâles et les femelles. Ainsi le mâle n’étant jamais sûr que l’enfant est bien de lui, ne va pas systématiquement s’occuper de sa descendance. Il n’aurait en effet aucun intérêt reproductif à prendre soin d’un enfant qui n’est pas porteur de ses gènes. Par contre la femelle est toujours certaine que l’enfant est bien d’elle et qu’il portera la moitié de ses gènes. Aussi dans l’écrasante majorité des cas d’espèces de mammifères, les mâles ne s’investissent pas dans l’éducation parentale. De toute façon les mâles ont par définition tout intérêt à féconder d’autres oeufs afin de répandre au maximum leurs gènes. Les femelles seraient par conséquent plus protectrices et plus proches de leur famille. De telles attitudes résulteraient de l’évolution des espèces et seraient profondément enracinées dans nos gènes et nos comportements. C’est en tout cas le pari que fait Victoria Ingalls dans “The hero’s relationship to family : a preliminary sociobiological analysis of sex differences in hero characteristics using children’s fantasy literature” ("Les rapports entre le héros et sa famille : une analyse sociobiologique préliminaire des différences de genre dans les charactéristiques des héros de la littérature "phantasy" pour enfants"). Si l’approche évolutionniste est vraie, alors il faut s’attendre à ce que les écrivaines disposent d’une représentation différentes des héros et de leur (la) famille par rapport au écrivains. V. Ingalls s’appuie pour tester cette hypothèse sur 18 romans d’“heroic phantasy” pour la jeunesse, 9 écrits par des femmes, 9 par des hommes. Ce type de littérature aurait l’avantage de laisser libre court à l’imagination, et donc à une totale liberté  créatrice faut-il croire, serait fondée sur une quête, et ne serait pas contaminé par des trames sexuelles.

Voici résumé les principaux résultats (ceux pour lesquels les écarts de pourcentage sont significatifs car ils tiennent sur plusieurs pages!) :

 

Héros orphelin

Mère du héros positive

Père du héros positif

Mère du héros négative

Père du héros négatif

Vraie fratrie soudée

Enfant unique

Le but principal du héros est de sauver un membre de sa famille

 

Ecrivain

 

 

50-70%

 

20%

20%

50%

20%

10%

60%

20-30%

Ecrivaine

 

10-30%

 

70%

60%

0%

0%

60%

20%

60-70%

De tels résultats paraissent alors effectivement confirmer l’idée d’une représentation sexuellement différenciée de la famille. Les écrivaines défendent au moins inconsciemment une vision positive de la famille, que ce soit dans le rôle du père ou de la mère et dans celui de la fratrie. A l'inverse les romans des écrivains reflètent davantage une conception négative de la famille. On comprend alors que le but principal du héros soit de sauver un membre de sa famille pour les unes et nettement moins pour les autres. De même dans aucun des ouvrages écrit par une femme le père ou la mère du héros ne jouit d’une image négative. L'auteure prend bien soin, dans sa discussion d'évoquer les éléments culturels alternatifs mais qui ne sont pas opérants selon elle. Par exemple à part le fait que les parents américains renforcent les distinctions sexuelles en matière de jouets et donc de futures activités (camions pour les enfants et poupées pour les filles), ceux-ci ne traitent pas différemment les garçons et les filles. Il se trouve qu’en France (et sans doute ailleurs) le même genre de renforcement peut opèrer lorsque les catalogues de jouets prennent soin de distinguer les pages roses pour les filles et les pages bleues pour les garçons avec les jouets afférents.

Au final la nature iconoclaste de cette étude stimule la réflexion quand bien même nous pourrions trouver complètement déplacée le contexte de l'analyse. De toute façon, et l’auteure le concède, il ne s'agit que d'une première étape étant donnée la nature anecdotique des résultats. Il est vrai aussi que les résultats de la psychologie évolutionniste eux-mêmes ne font pas l'unanimité au sein de la communauté scientifique.

 

Ces théories de la croissance qui n'ont pas besoin d'institutions

Le 11/01/2011

Il a tellement été prétendu que l'économie était devenue institutionnelle que les économistes qui suivent la voie inverse ne peuvent que susciter un minimum de curiosité et d'intérêt. Ce genre d'approches peut alors se qualifier d'"a-institutionnel" dans la mesure où il n'accorde aucune place privilégiée aux institutions c'est-à-dire aux comportements, aux façons de penser et d'agir (idéologie), aux contraintes juridiques, etc. Trois économistes illustrent bien cette perspective : Jeffrey Sachs, Oded Galor et Gregory Clark. Tous trois se sont intéressés aux facteurs de la croissance et aux retards de développement à l'échelle mondiale.

Sachs et ses collaborateurs sont entrés dans la querelle du "institutions don't matter" (les institutions ne sont pas importantes"), titre d'un article de Sachs, qui met plutôt en avant l'importance de la géographie pour expliquer le sous-développement de certaines zones. L'Afrique sub-saharienne constitue un exemple éclairant dans la mesure où son climat est très favorable à la propagation d'un certain type de moustique, l'anophèle, vecteur du paludisme. Or cette maladie a des conséquences extrêmement graves et importantes sur l'état physique de la population, et par voie de conséquence sur sa productivité. L'équipe autour de Sachs a même élaboré un indicateur d'intensité du paludisme indépendant des conditions économiques et sociales pour bien s'assurer du sens de la causalité. Ce n'est pas parce que la population est initialement pauvre qu'elle ne parvient pas à lutter contre le paludisme mais bien plutôt à cause du paludisme qu'elle n'a pu croître comme les autres zones géographiques. Par conséquent tout le discours sur la bonne gouvernance institutionnelle mise au point par le FMI ou la Banque mondiale paraît hors de propos au sujet de l'Afrique sub-saharienne. A quoi bon par exemple l'indépendance des banques centrales censée éviter les collusions politiques? Cette zone a avant tout besoin d'une aide financière massive pour éradiquer le paludisme, à l'instar du programme "Roll back malaria" ou de la Fondation Bill et Melissa Gates. Dans l'immédiat il s'agit de généraliser l'usage des moustiquaire et à plus long terme de trouver un vaccin.

Les analyses de Galor et Clark se distinguent de la précédente en se fondant sur la théorie de l'évolution et de la sélection naturelle pour expliquer la croissance à long terme. Au coeur du principe de la sélection naturelle, il y a l'idée de l'économiste anglais Thomas Malthus (1766-1834) selon laquelle la population croît de manière arithmétique (comme une suite du type n+1 : 1, 2, 3, 4, ...) et les subsistances de manière géométrique (comme une suite du type 2n : 1, 2, 4, 8, ...). Il arrive un moment où la population excède la quantité de subsistances et où une partie de cette population est immanquablement amenée à disparaître et en particulier les classes inférieures, les plus faibles. Comme le prétend Malthus : "Un homme qui est né dans un monde déjà occupé (…) n'a aucun droit de réclamer la moindre nourriture et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n'y a point de couvert disponible pour lui; elle lui ordonne de s'en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution." Ce principe peut ensuite se généraliser à l'ensemble des espèces vivant sur Terre. Ainsi la rareté des ressources fait que seuls les comportements adaptés au milieu ont des chances de se reproduire. Puisqu'il y a en général plus de descendance que de ressources disponibles, seule une partie de cette descendance pourra survivre et se reproduire. Petit à petit se dégagent donc des communautés dont les traits en constante évolution résultent de la lutte pour la vie. Nous sommes en plein dans la théorie de la sélection naturelle.

En ce qui concerne l'espèce humaine, Galor et Clark reprennent précisément l'idée d'un verrou malthusien qui aurait maintenu l'Humanité au seuil de subsistance jusqu'aux environs de la Révolution industrielle anglaise. Pendant tout ce temps les gains de productivité étaient compensés par une augmentation équivalente de la population venant buter sur la limite des ressources disponibles. Les phases de croissance ne débouchaient sur aucune amélioration du niveau de vie. Et la Révolution industrielle marque précisément le passage à un régime de croissance soutenue permettant d'élever durablement et jusqu'ici de manière irréversible le niveau de vie des populations. Toutefois, bien que cherchant à expliquer cette exceptionnelle cassure du 18-19ème siècle en terme de produit par tête, Galor et Clark ne vont pas retenir le même opérateur de base.

Pour Galor ce sont les stratégies reproductives des populations humaines qui constituent la clef de lecture de l'histoire économique. La croissance soutenue est associée au passage d'une stratégie quantitative à une stratégie qualitative. Cette lecture binaire empruntée aux sciences naturelles indique que les couples qui, a un moment donné, ont fait le choix de faire moins d'enfants mais de mieux s'en occuper, ont eu un avantage sélectif sur les autres. Des enfants mieux éduqués ont en effet pu développer des facultés en phase avec les impératifs d'une croissance soutenue. De tels comportements ont alors eu toute vocation à se propager dans la société.

Pressions évolutionnistes => Généralisation de la stratégie « qualitative » => Population plus qualifiée => Progrès technique envisageable possible.

L'idée selon laquelle la population est susceptible de jouer sur la croissance n'a pas de quoi surprendre puisque qu'après tout, le travail constitue bien un facteur de production. En tout cas Galor qualifie de théorie unifiée de la croissance son approche puisqu’elle est fondée sur un principe unique et travers l’histoire économique.

Clark dénigre explicitement le rôle des stratégies différentielles de reproduction et déplace l'action des forces évolutionnistes au niveau des gènes. De toute façon passer par exemple de 2 à 10 enfants ne modifie la richesse des fils que de 25% selon lui. En fait, à un moment donné de l'histoire la sélection des plus aptes s'est confondue avec la sélection des plus riches (“the survival of the richest” écho du célèbre “survival of the fittest”). Ces derniers ont disposé d'une plus grande descendance viable dont les membres ont innondé l'ensemble de la société et avec eux leurs comportements spécifiques associés à un ensemble de gènes. “Toutes les sociétés malthusiennes, comme l’a reconnu Darwin, sont intrinséquement modelé par la survie du plus apte. Elles récompensent certains comportements aux succès reproductif et ces comportements deviennent la norme de la société” (A Farewell to Alms, p. 186). Ainsi les comportements violents, agressifs, impulsifs associés aux sociétés primitives et traditionnelles auraient vus leurs vertus reproductives s’effacer dès le Moyen-Âge au profit de comportements pacifiés et réfléchis liés au travail, à l’effort, à l’épargne. Les industrieux finissent par être courtisés au détriment des guerriers. Le problème dans ce raisonnement c'est qu'il convoque la biologie (les gènes) alors même que le processus pourrait demeurer culturel. D'ailleurs Clark ne le nie pas et recours aux deux types d'explications tout en accordant sa préférence à la première, la plus novatrice sans doute. Il est évident en tout cas que l'idée de transformation progressive des normes de comportements n'est pas nouvelle et rappelle au minimum les travaux du sociologue allemand Norbert Elias sur le "Procès de civilisation". Mais cette dimension culturelle au coeur de l'analyse ne constitue-t-elle pas une porte d'entrée pour la théorie institutionnelle dans la mesure où les normes de comportements relèvent des institutions informelles? Clark s'en sort uniquement en ramenant les institutions à leur versant formel sous forme de de lois, réglements, etc. Ne pouvons alors considérer qu'il est difficile de s'abstraire du cadre institutionnel des relations humaines et l'appliquer à l'ensemble des approches abordées précédemment ? En fait les modèles de Sachs ou de Galor évoqués avant ne nient pas tout rôle aux institutions. Par exemple l'acheminement des fonds de lutte contre le paludisme est facilitée par des gouvernements non corrompus. Simplement, lutter contre la corruption n'est pas une condition nécessaire et suffisante à l'instauration d'une croissance durable. De même en avouant que son modèle unifiée de croissance constitue une approche globale (une boîte noire), Galor n'écarte pas tout rôle amplificateur ou modérateur au cadre institutionnel, sans que ce dernier ne remette en cause la trame évolutionniste.

Pour conclure disons que le problème des théories de la croissance et du développement, c’est qu’elles sont toutes séduisantes, voir reposent sur les mêmes genre de tests économétriques. Comment alors faire son choix? Par exemple après avoir lu Le Mystère du capital de Fernando de Soto, on ne peut être que convaincu par la thèse institutionnelle. Sans règles juridiques le capital semble bien demeurer du capital mort incapable de se multiplier et les richesses rester en sommeil à l’état latent. Comment en effet développer des ressources si nul ne jouit d’aucun titre de propriété et que les bénéfices ne peuvent légitimement et légalement être appropriés? Les institutions comme l’instauration d’un cadastre, les règles juridiques, etc. constituent un véritable facteur de production. Mais une fois que l’on a fermé l’ouvrage et que l’on se met à lire un article de Sachs ou de Galor, on est alors persuadé que la géographie a effectivement un rôle à jouer, que la croissance actuelle résulte de comportements passés dans un cadre évolutionniste. Pourrons-nous alors résoudre un jour le "mystère du capital"?

Hégémonie ou déclin de la France?

Le 20/05/2010

Si nous voulons bien nous demander ce qu'est "la" France et ce que signifie être "Français" au moins deux slogans peuvent servir de repoussoir. Le premier date des années 80 et de la gauche bien-pensante : "Touche pas à mon pote". Le second vient de la droite extrême populacière : "La France aux Français". Désormais plus personne n'oserait toucher à un des "potes" en question. Il faudrait plutôt leur dire, à eux, "Touche pas à ma copine, à ma mère, à ma soeur, à ma femme, à mes enfants...". Quant à rendre la France aux Français, c'est supposer qu'il n'y a pas de question à se poser, que les choses sont évidentes, ce qu'elles ne sont pas, du moins semble-t-il. De même que penser d'un slogan du type : "La France, aime-la ou quitte-la"? Pourquoi ne pas le dire pour n'importe quel habitant de France? La citoyenneté s'hérite-t-elle, se mérite -t-elle, se désire-t-elle ou mieux se sublime-t-elle comme aurait pu le dire un E. Renan ("Une Nation est une âme, un principe spirituel") ? Quelques points forts viennent cependant à l'esprit : l'émotion que suscite chaque audition de la Marseillaise et cette Histoire qui nous traverse à travers elle, le sentiment de profond écoeurement, au bas mot, lorsque cet hymne est sifflé, le respect sans doute du drapeau tricolore pour peu que des abeilles en ornent ses coins, le sentiment que l'épopée impériale aurait pu nous mener à une sorte de fin de l'Histoire, soulignant au final le sentiment angoissant que le meilleur est désormais derrière nous, que la France n'a pas su ou voulu, aux moments opportuns, choisir la bonne trajectoire. Tout cela, diront certains, ce ne sont que symbole, sublimation comme sus-indiqué, ou encore nostalgie d'un passé peut-être glorieux mais définitivement consigné dans les manuels d'Histoire. Mais justement une nation n'est-elle pas avant tout une somme de symboles unificateurs? Nous voilà alors retournant aux vieilles ritournelles sur la France "éternelle", celle qui traverse les époques sans perdre de sa grandeur, celle dont pouvait parler le général de Gaulle. Aussi en face de tels questionnement, le récent ouvrage de Lucian Boia, Hégémonie ou déclin de la France, la fabrication d'un mythe national, offre-t-il une perspective intéressante. C'est une question majeure en effet que de savoir si la France est effectivement en déclin, si les choses sont "rattrapables", si la France a vraiment connu son heure de gloire. La France a-t-elle irrémédiablement perdu le jour où elle a signé le Traité de Paris en 1763 où elle abandonne le Canada et la Louisiane ? N'aurait-il pas fallu, à l'inverse de ce que pensait le symbole de l'esprit français, Voltaire, se battre jusqu'au bout pour " quelques arpents de neige"? Parler de "mythe national" déjà, c'est bien montrer que la réalité est fuyante. Et si elle l'est pour le rang de la France dans le monde, elle risque de l'être pour la conception de la France elle-même. Il n'y a de France que de représentations, plus ou moins sincères, plus ou moins électoraliste. Ce n'est pas un hasard si Boia mobilise des oppositions du type "France éternelle" versus "France amoindrie" ou "France réelle". Mais le terrain reste difficile à baliser car comment les définir objectivement? Quelqu'un sait-il, et par exemple De Gaulle le savait-il, ce qu'est la "France éternelle"? La France qui lutte contre un envahisseur ou un occupant? Bon d'accord. Mais cela reste très limité comme principe organisateur. On peut toujours invoquer Jeanne d'Arc et la célébrer mais une fois que les drapeaux claquent au vent, il faut encore avancer! L. Boia suggère d'ailleurs, en prenant une citation forte du général, que ce dernier disposait d'une vraie définition (" ... à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur..."). C'est discutable. Tout comme l'inscription par l'auteur de N. Sarkozy dans la lignée allant des empereurs, Napoléon I et III au général De Gaulle. Certes on comprend bien la logique. N. Sarkozy arrive pour redresser la France au moment où elle est au plus bas. D'ailleurs Boia ne se prive pas de citer le livre d'O. Duhamel, La marche consulaire, suggérant déjà la comparaison, largement abusive et sans utilité de surcroît. Nous pourrions comparer l'approche de Boia plutôt positive sur le "moment Sarkozy" avec la présentation qu'en fait E. Todd dans Après la démocratie (2008). Mais c'est une autre histoire. Evoquer en tout cas l'aura de N. Sarkozy, c'est oublier un peu vite aussi que les Français ont réagi à l'offre du moment quand bien même le discours du candidat à la présidentielle pouvait effectivement séduire, en particulier sur le fait qu'il fallait désormais retrousser ses manches et que plus rien ne serait donné gratuitement. Le problème c'est que la possibilité de fournir des efforts n'a pas été donné à l'ensemble des Français. Paradoxalement il n'y a plus que les fonctionnaires de l'éducation nationale qui peuvent encore espérer gagner plus en travaillant plus grâce au volant d'heures supplémentaires libérés par la politique restrictive de postes. Mettre en avant l'élection providentielle de N. Sarkozy c'est oublier un peu vite aussi que l'image donnée de la France, une France en crise qui attend son sauveur, est aussi une représentation. Or L. Boia n'a de cesse de répéter que l'idée d'une France déchue, en perte de vitesse absolue est largement exégérée. L'auteur tente, au contraire, et avec la justesse de la neutralité, de pointer les points forts de l'hexagone. Certes nous sentons bien que la France ne pourra plus jamais être ce qu'elle a été. Déjà avec les Trente Glorieuses du général De Gaulle, elle était depuis longtemps embarquée dans une pente descendante. Et Boia de citer la fameuse formule du général : "J'ai fait une politique sans moyens". En ce sens d'ailleurs il y a bien une filiation historique remontant au Second Empire puisque ce dernier "offre la leçon d'une non-concordance entre l'ampleur des ambitions et l'insuffisance des moyens", (p. 72). Boia aurait pu citer aussi la non moins célèbre formule sur la "portugalisation" de la France. La France ne peut plus avoir le rôle qu'elle a eu par la passé c'est-à-dire quand l'Europe dominait le monde et que la France dominait l'Europe.
A quels niveaux la France a-t-elle donc perdu l'initiative ?
Déjà au niveau culturel et linguistique, les deux pouvant être associés. La langue aussi symbolise le retrait culturel de la France. "La diffusion de l'anglais survalorise la culture anglo-saxonne"... On se fait mieux entendre en français plutôt qu'en tamil et en anglais plutôt qu'en français", p. 202. L'image de la France s'efface. Nous ne sommes plus au temps de l'existentialisme, du structuralisme de la "french theory" nourissant les "cultural studies" américaines. Le succès français d'Après-guerre fut en fait lié à un climat idéologique propice, plutôt ancré à gauche dans la critique du capitalisme, du pouvoir, etc. Avec le retournement libéral des années 80, la France ne pouvait que perdre du terrain. Toutefois, le libéralisme peut bien constituer une "désintoxication" après une "surdose idéologique" comme l'affirme l'auteur (p. 206), celui-ci, qu'il prenne l'aspect du reaganisme ou de tatchérisme est aussi une idéologie. Il serait plus judicieux de dire qu'une idéologie en a remplacé une autre et de s'interroger sur les raisons de ce basculement. Remarquons de toute façon que les solutions idéologiques de gauche n'étaient plus en phase avec le monde et l'expérience socialiste de 81-82 en constitue un cruel rappel et peut-être plus encore les restructurations industrielles qui viendront ensuite. Mais la logique est effectviement indéniable. "... l'histoire est passée du modèle français au modèle anglo-saxon. Rien à faire", p. 207. Est-ce à dire qu'avoir un président proaméricain est une chance plus qu'une menace pour la France? Pour répondre à cette question il nous faudrait mettre en jeu une théorie de l'Etat soulignant l'intérêt de l'implication des hommes politiques pour la chose publique. Ne sont-ils pas après tout des maximisateurs d'utilité? Des mercenaires préoccupés qu'en facade aux intérêts de leur pays? Ont-ils vraiment une idée du pays qu'il gouverne, au sens où De Gaulle prétendait avoir une certaine idée de la France?
Second domaine où la France a été dominante ("Le plus grand pays de l'Occident") : la démographie. Certes Boia constate comme tous les démographes les bons résultats récents de la France, comparés à ceux de l'Allemagne notamment. Mais il remarque aussi, sans aucune pointe de mauvais esprit, que cettr augmentation est bien particulière et risuqe de remettre en cause le modèle français d'intégration. "La France est redevenue multiculturelle, encore plus multiculturelle que du temps des anciennes cultures régionales effacées par le rouleau compresseur de la culture française dominante. Si l'on regarde uniquement la composante islamique, celle-ci concerne déjà presque 10% de la population du pays, et se signale surtout par une spécificité religieuse et culturelle incomparablement plus accentuée que celle qui distinguait jadis les Bretons, les Provençaux ou les Alsaciens. De plus vu la natalité plus élevé de ce groupe, son importance ne cesse d'augmenter. Des projections font même apparaître une France majoritairement islamique vers 2060", p. 191. Aussi, comme le suggère l'auteur, comment, en face d'une tendance de fond-le multicuturalisme propre à l'ensemble du monde occidental-trouver une voie originale non dénaturante entre unité et diversité?
Par contre l'auteur se montre beaucoup plus positif en ce qui concerne les résultats économiques de la France. Elle est devenue une puissance exportatrice, s'affirme davantage en matière de recherche scientifique et technologique, dispose d'une productivé horaire élevé et la qualité de vie est loin d'y être détestable. Certes il faudrait nuancer sur ce dernier point avec la question du mal-être spécifiquement français au travail.
Même en ce qui concerne l'Etat et le rôle des pouvoirs publics, tout n'est pas noir. Loin de barrer la route de la prospérité, Boia montre que l'Etat ouvre au contraire des perspectives dans un pays où l'initiative privée est défaillante (Second Empire, Gaullisme). Mais tout se paye et l'Etat finit aussi par "peser" sur la dynamique économique. On retrouve ici le genre d'arguments usité par la Nouvelle économie institutionnelle. L'Etat est nécessaire mais potentiellement dangereux.
La France est donc condamnée à se chercher, à s'appuyer sur ses illustres modèles mais pas trop, à se redéfinir peut-être jusqu'au jour où nous irons cultiver notre jardin...

Des Etats irresponsables?

Le 16/05/2010

Les marchés financiers s'inquiètent encore, les médias le "confirment", des finances publiques en Europe. Outre que nous ne savons pas vraiment ce que sont "les" marchés financiers, s'ils incarnent une volonté propre, s'ils sont l'émanation d'une souveraineté économique (légitime), il convient de nous interroger sur les raisons profondes justifiant une telle inquiétude et l'importance à lui donner. Nous avions cru comprendre qu'il fallait discipliner les marchés, qu'il fallait passer à une nouvelle phase de la globalisation économique en brisant la logique des "3 D" qui a structuré l'épopée financière des dernières décennies. En fait, la politique de la France semble plus que jamais se faire "à la corbeille", et ce sont les investisseurs privés du monde entier, sans aucune concertation, du moins nous pouvons l'espérer, qui disciplinent les Etats. Il est vrai que la question de la discipline est récurrente en économie. Que l'on songe à la discipline des travailleurs par la peur du chômage chez Shapiro et Stiglitz ou à la discipline des managers par le profit chez Alchian et Demsetz. Pas besoin de camps, la rationalité fait toujours son oeuvre en économie. Aussi faut-il songer à discipliner les Etats, c'est indéniable. Le marché a au moins cette vertu. Il interdit aux Etats qui veulent emprunter de faire n'importe quoi. Si leur endettement est jugé excessif, alors ils devront payer une sur-prime, comme la Grèce en a fait la cruelle expérience. Cela signifie, au passage, qu'il y a des investisseurs, pour ne pas dire des rentiers, qui sont bien contents de trouver des Etats endettés sur lesquels ils pourront encore ponctionner un peu de richesse. Mais c'est une autre histoire, l'intérêt n'est plus condamné par la Religion. Aussi pour reprendre notre histoire sur les contraintes à imposer aux pouvoirs publics eux-mêmes faut-il revenir à J. Rueff. Son oeuvre nous permettra de comprendre en même temps que la crise financière actuelle, les moyens déjà mis en oeuvre, en Europe, pour contraindre les Etats. J. Rueff est omnubilé par l'inflation, comme le seront plus tard les monétaristes. « Bien plus que l'idéologie marxiste, l'inflation engendre l'esprit de classe. Par le sentiment de frustration qu'elle suscite dans la plus large partie de la population, celle qui eût du être mieux protégée, elle fait naître la volonté de subversion sociale et de révolution », (J. Rueff, 1952, p. 82). Aussi dans une logique toute constitutionnaliste, propose-t-il un cadre institutionnel à 2 piliers : une cours des comptes et un corps de themosthètes, dans une veine antique. La Cour des comptes exercera le contrôle comptable des différents ministères et devra engager la responsabilité des ministres concernés en cas de non respect de l'équilibre budgétaire. « Le jugement de la Cour des Comptes n'aura d'influence contraignante que s'il rattache le déficit à la cause qui l'a provoqué et s'il permet de l'imputer à l'autorité qui en est responsable. Pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'à tout budget soit indissolublement associé le nom du Ministre qui l'a proposé et celui ou ceux des Ministres qui l'ont exécuté (...) Assurément, pareille procédure modifierait profondément les attributions de la Cour des Comptes ; elle lui donnerait un redoutable pouvoir d'interprétation et d'appréciation, qui en ferait, dans toute la force du terme, une Cour suprême », (J. Rueff, 1945, p. 731). 
A côté de la Cour des Comptes, J. Rueff met en jeu une seconde institution, le corps des thesmothètes. Le terme thesmothète est emprunté à la tradition hellénique. Ceux-ci étaient les gardiens suprêmes de la stabilité constitutionnelle dans la république. Dans l'esprit de J. Rueff les thesmothètes doivent juger non pas de l'utilité publique des décisions parlementaires mais de leurs conséquences financières. C'est bien, une fois encore, la monnaie qui fait l'objet de la plus grande attention par une limitation des risques de manipulation. Il existe toutefois une restriction au rôle des thesmothètes, les cas de « salut public », notion qui est, en elle-même soumise à interprétation. Nous remarquerons d'ailleurs que la Constitution de 1958 aménage au chef de l'exécutif des fonctions importantes en cas de désordre politique. Le statut central des thesmothètes oblige alors à organiser constitutionnellement leur "existence". « Toutes dispositions devront être prises pour empêcher qu'ils faillissent à leur mission. Ils devront être nommés à vie par le collège des plus hautes autorités morales du pays. Comme leurs précurseurs athéniens, ils devront être « nourris aux frais de l'Etat » », (p. 732). A ces deux piliers J. Rueff en ajoute un troisième qui est le succédané du premier mais au niveau international. « Ces diverses précautions contre le désordre financier présentent un caractère national. Cependant, en régime de monnaie métallique, la gestion financière de chacun des Etats à monnaie-or affecte le sort de tous les autres. L'ordre financier n'est donc plus une question nationale, mais internationale au premier chef » (J. Rueff, 1945, p. 732). Une Cour des Comptes internationale aurait ainsi pour objectif de contrôler les budgets nationaux. Or n'est-ce pas précisément ce qui est arrivé aux pays de la zone euro récemment? N'ont-il pas du accepté, en contrepartie de la création d'un fonds européen de défense monétaire, que la Comission de Bruxelles jette un regard inquisiteur sur leurs finances et leurs projets de budget? Plutôt de dire que Rueff retrouve une certaine actualité, il nous faudrait plutôt croire que l'Histoire, comme souvent, se répète et que la théorie économique n'a finalement pas beaucoup de solutions originales à proposer. De toutes façon l'Europe a déjà adopté une voie constitutionnaliste depuis les traités de Maastricht, avec ses critères d'adhésion à la monnaie unique, et d'Amsterdam avec son Pacte de stabilité et de croissance. Les amendes prévues par ce dernier devaient jouer un rôle disciplinaire du fait de leur caractère public et exogène. Ce dispositif s'inspire en tout cas implicitement de la conception que se fait J. Rueff du marché, de l'Etat et surtout du droit de propriété. Pour lui en effet l'Etat crée des faux droits en monétisant sa dette, c'est-à-dire qu'il crée de la monnaie sans contrepartie véritable en termes de richesses.  Aussi préconisait-il l'équilibre budgétaire et le financement des dépenses exclusivement par l'impôt. Or il se trouve d'une part que le budget "fédéral" européen repose sur cette règle d'équilibre et d'autre part que la Banque centrale ne vient d'obtenir que très récemment le droit de monétiser la dette des entreprises et des Etats. Le problème toutefois, c'est que l'Etat n'est pas toujours le seul responsable de la création de faux droits. Il se trouve que pour J. Rueff le système bancaire peut, en favorisant les crédits susciter de l'instabilité monétaire. L'inflation des actifs, mobiliers et immobiliers, n'est pas moins réelle que l'inflation associée à l'indice des prix. Or c'est précisément ce qui est advenu avec la crise des subprimes dont nous ne finissons pas aujourd'hui de payer le prix. L'endettement public actuel est la conséquence de l'endettement privée des années passées. Pour éviter une faillite du système, une dette privée a été transformée en dette publique. C'est ce qui se passe lorsque l'Etat garantit des actifs, nationalise des banques, "relance" l'économie. De ce point de vue il semblerait logique de dire "aux" marchés financiers : "Ce n'est pas nous, Etats, qui avons commencé"! Alors la question est posée : Fallait-il laisser les banques privées faire faillite il y a 2 ans? Fallait-il, avec calme mais détermination, dire aux clients de Natixis, très engagée dans les subprimes : "Vous avez placé votre argent dans la mauvaise banque. Vous avez pris vos risque et tant pis pour vous". Et si cela avait touché une banque de dépôt comme le Crédit agricole ou la BNP, aurait-il été courageux ou menteur de dire aux déposants, non plus nécessairement épargnants : "Vous pensiez que vos comptes bancaires, qui ne sont pas des placements, mais de simple comptes de transit étaient sûrs. Et bien non! Ils ne l'étaient pas et il fallait y songer avant!" Comme je l'ai indiqué dans mon précédent billet, et suivant en cela toute une tradition d'économistes, dont S. Diatkine qui m'a enseigné ce point de vue, la monnaie est un objet spécial et sa "gestion" ne saurait être confiée sans limite aux mécanismes du marché. Certes elle ne l'est pas puisqu'il existe des banques centrales qui relèvent des pouvoirs publics. Toutefois il reste les banques de second rang. En tout cas la monnaie est bien de ce point de vue une institution, c'est-à-dire qu'elle est dépositaire de règles collectives de gestion en même temps qu'elle révèle la nature extrêmement précaire des relations humaines, qu'elles soient économiques ou autres.