Il a tellement été prétendu que l'économie était devenue institutionnelle que les économistes qui suivent la voie inverse ne peuvent que susciter un minimum de curiosité et d'intérêt. Ce genre d'approches peut alors se qualifier d'"a-institutionnel" dans la mesure où il n'accorde aucune place privilégiée aux institutions c'est-à-dire aux comportements, aux façons de penser et d'agir (idéologie), aux contraintes juridiques, etc. Trois économistes illustrent bien cette perspective : Jeffrey Sachs, Oded Galor et Gregory Clark. Tous trois se sont intéressés aux facteurs de la croissance et aux retards de développement à l'échelle mondiale.
Sachs et ses collaborateurs sont entrés dans la querelle du "institutions don't matter" (les institutions ne sont pas importantes"), titre d'un article de Sachs, qui met plutôt en avant l'importance de la géographie pour expliquer le sous-développement de certaines zones. L'Afrique sub-saharienne constitue un exemple éclairant dans la mesure où son climat est très favorable à la propagation d'un certain type de moustique, l'anophèle, vecteur du paludisme. Or cette maladie a des conséquences extrêmement graves et importantes sur l'état physique de la population, et par voie de conséquence sur sa productivité. L'équipe autour de Sachs a même élaboré un indicateur d'intensité du paludisme indépendant des conditions économiques et sociales pour bien s'assurer du sens de la causalité. Ce n'est pas parce que la population est initialement pauvre qu'elle ne parvient pas à lutter contre le paludisme mais bien plutôt à cause du paludisme qu'elle n'a pu croître comme les autres zones géographiques. Par conséquent tout le discours sur la bonne gouvernance institutionnelle mise au point par le FMI ou la Banque mondiale paraît hors de propos au sujet de l'Afrique sub-saharienne. A quoi bon par exemple l'indépendance des banques centrales censée éviter les collusions politiques? Cette zone a avant tout besoin d'une aide financière massive pour éradiquer le paludisme, à l'instar du programme "Roll back malaria" ou de la Fondation Bill et Melissa Gates. Dans l'immédiat il s'agit de généraliser l'usage des moustiquaire et à plus long terme de trouver un vaccin.
Les analyses de Galor et Clark se distinguent de la précédente en se fondant sur la théorie de l'évolution et de la sélection naturelle pour expliquer la croissance à long terme. Au coeur du principe de la sélection naturelle, il y a l'idée de l'économiste anglais Thomas Malthus (1766-1834) selon laquelle la population croît de manière arithmétique (comme une suite du type n+1 : 1, 2, 3, 4, ...) et les subsistances de manière géométrique (comme une suite du type 2n : 1, 2, 4, 8, ...). Il arrive un moment où la population excède la quantité de subsistances et où une partie de cette population est immanquablement amenée à disparaître et en particulier les classes inférieures, les plus faibles. Comme le prétend Malthus : "Un homme qui est né dans un monde déjà occupé (…) n'a aucun droit de réclamer la moindre nourriture et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n'y a point de couvert disponible pour lui; elle lui ordonne de s'en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution." Ce principe peut ensuite se généraliser à l'ensemble des espèces vivant sur Terre. Ainsi la rareté des ressources fait que seuls les comportements adaptés au milieu ont des chances de se reproduire. Puisqu'il y a en général plus de descendance que de ressources disponibles, seule une partie de cette descendance pourra survivre et se reproduire. Petit à petit se dégagent donc des communautés dont les traits en constante évolution résultent de la lutte pour la vie. Nous sommes en plein dans la théorie de la sélection naturelle.
En ce qui concerne l'espèce humaine, Galor et Clark reprennent précisément l'idée d'un verrou malthusien qui aurait maintenu l'Humanité au seuil de subsistance jusqu'aux environs de la Révolution industrielle anglaise. Pendant tout ce temps les gains de productivité étaient compensés par une augmentation équivalente de la population venant buter sur la limite des ressources disponibles. Les phases de croissance ne débouchaient sur aucune amélioration du niveau de vie. Et la Révolution industrielle marque précisément le passage à un régime de croissance soutenue permettant d'élever durablement et jusqu'ici de manière irréversible le niveau de vie des populations. Toutefois, bien que cherchant à expliquer cette exceptionnelle cassure du 18-19ème siècle en terme de produit par tête, Galor et Clark ne vont pas retenir le même opérateur de base.
Pour Galor ce sont les stratégies reproductives des populations humaines qui constituent la clef de lecture de l'histoire économique. La croissance soutenue est associée au passage d'une stratégie quantitative à une stratégie qualitative. Cette lecture binaire empruntée aux sciences naturelles indique que les couples qui, a un moment donné, ont fait le choix de faire moins d'enfants mais de mieux s'en occuper, ont eu un avantage sélectif sur les autres. Des enfants mieux éduqués ont en effet pu développer des facultés en phase avec les impératifs d'une croissance soutenue. De tels comportements ont alors eu toute vocation à se propager dans la société.
Pressions évolutionnistes => Généralisation de la stratégie « qualitative » => Population plus qualifiée => Progrès technique envisageable possible.
L'idée selon laquelle la population est susceptible de jouer sur la croissance n'a pas de quoi surprendre puisque qu'après tout, le travail constitue bien un facteur de production. En tout cas Galor qualifie de théorie unifiée de la croissance son approche puisqu’elle est fondée sur un principe unique et travers l’histoire économique.
Clark dénigre explicitement le rôle des stratégies différentielles de reproduction et déplace l'action des forces évolutionnistes au niveau des gènes. De toute façon passer par exemple de 2 à 10 enfants ne modifie la richesse des fils que de 25% selon lui. En fait, à un moment donné de l'histoire la sélection des plus aptes s'est confondue avec la sélection des plus riches (“the survival of the richest” écho du célèbre “survival of the fittest”). Ces derniers ont disposé d'une plus grande descendance viable dont les membres ont innondé l'ensemble de la société et avec eux leurs comportements spécifiques associés à un ensemble de gènes. “Toutes les sociétés malthusiennes, comme l’a reconnu Darwin, sont intrinséquement modelé par la survie du plus apte. Elles récompensent certains comportements aux succès reproductif et ces comportements deviennent la norme de la société” (A Farewell to Alms, p. 186). Ainsi les comportements violents, agressifs, impulsifs associés aux sociétés primitives et traditionnelles auraient vus leurs vertus reproductives s’effacer dès le Moyen-Âge au profit de comportements pacifiés et réfléchis liés au travail, à l’effort, à l’épargne. Les industrieux finissent par être courtisés au détriment des guerriers. Le problème dans ce raisonnement c'est qu'il convoque la biologie (les gènes) alors même que le processus pourrait demeurer culturel. D'ailleurs Clark ne le nie pas et recours aux deux types d'explications tout en accordant sa préférence à la première, la plus novatrice sans doute. Il est évident en tout cas que l'idée de transformation progressive des normes de comportements n'est pas nouvelle et rappelle au minimum les travaux du sociologue allemand Norbert Elias sur le "Procès de civilisation". Mais cette dimension culturelle au coeur de l'analyse ne constitue-t-elle pas une porte d'entrée pour la théorie institutionnelle dans la mesure où les normes de comportements relèvent des institutions informelles? Clark s'en sort uniquement en ramenant les institutions à leur versant formel sous forme de de lois, réglements, etc. Ne pouvons alors considérer qu'il est difficile de s'abstraire du cadre institutionnel des relations humaines et l'appliquer à l'ensemble des approches abordées précédemment ? En fait les modèles de Sachs ou de Galor évoqués avant ne nient pas tout rôle aux institutions. Par exemple l'acheminement des fonds de lutte contre le paludisme est facilitée par des gouvernements non corrompus. Simplement, lutter contre la corruption n'est pas une condition nécessaire et suffisante à l'instauration d'une croissance durable. De même en avouant que son modèle unifiée de croissance constitue une approche globale (une boîte noire), Galor n'écarte pas tout rôle amplificateur ou modérateur au cadre institutionnel, sans que ce dernier ne remette en cause la trame évolutionniste.
Pour conclure disons que le problème des théories de la croissance et du développement, c’est qu’elles sont toutes séduisantes, voir reposent sur les mêmes genre de tests économétriques. Comment alors faire son choix? Par exemple après avoir lu Le Mystère du capital de Fernando de Soto, on ne peut être que convaincu par la thèse institutionnelle. Sans règles juridiques le capital semble bien demeurer du capital mort incapable de se multiplier et les richesses rester en sommeil à l’état latent. Comment en effet développer des ressources si nul ne jouit d’aucun titre de propriété et que les bénéfices ne peuvent légitimement et légalement être appropriés? Les institutions comme l’instauration d’un cadastre, les règles juridiques, etc. constituent un véritable facteur de production. Mais une fois que l’on a fermé l’ouvrage et que l’on se met à lire un article de Sachs ou de Galor, on est alors persuadé que la géographie a effectivement un rôle à jouer, que la croissance actuelle résulte de comportements passés dans un cadre évolutionniste. Pourrons-nous alors résoudre un jour le "mystère du capital"?
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