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Le retour du constitutionnalisme sans débat de fond.

Le 07/02/2011

Avec son projet de loi sur la saine gestion des finances publiques, le gouvernement actuel vise à inscrire dans la Constitution le retour à l’équilibre budgétaire. Une telle idée, qui fait partie de la pharmacoppée libérale oblige au moins les gouvernements à prendre leurs responsabilités. C'était déjà l'idée de Jacques Rueff dans L'Ordre social : rendre les ministres responsables de leurs déficits et instituer un contrôle par un corps de magistrats indépendants. Aujourd'hui c'est le Conseil constitutionnel qui jouerait ce rôle. Mais faudra t-il rendre les ministres responsables de leurs exagérations? Ne disposons nous pas déjà du fameux Pacte de stabilité et de croissance imposant une limite au déficit public et à la dette publique (respectivement 3% et 60% du PIB)? Il est vrai que ce pacte a pris l'eau avec la crise récente. On prévoit par exemple pour la France un déficit autour de 7,5% pour 2010! Ne disposons-nous pas également d’une banque centrale (européenne) à qui a été confiée la mission de ne pas dépasser les 2% d’inflation? D’ailleurs l'Allemagne s'est déjà engagée dans la voie constitutionnelle en s'imposant un retour pur et simple à l'équilibre pour 2016. L’Europe et les pays européens sont par conséquent largement engagés dans la voie constitutionnelle.

La lutte contre le déficit s'inscrit dans une logique qui n'est pas dénouée de tout fondement. A force de s'endetter, un pays finit par consacrer une part croissante de ses recettes au remboursement de la dette et ne dispose plus de marges de manoeuvre. A l'extrême les nouveaux impôts ne servent qu'à rembourser la dette. Nul ne peut vivre indéfiniment au dessus de ses moyens.C'est une règle qu'on a oublié un peu vite notamment aux Etats-Unis où le crédit hypothécaire a laissé croire à un enrichissement sur emprunt (avec le résultat que l'on connaît). Un ménage ne devient pas riche lorsqu'il emprunte pour acheter sa maison mais quand il a fini de rembourser la dernière échéance. Et si les premiers à encourager la politique de dépenses keynésienne étaient aussi les premiers à gérer leur budget de manière sérée?

Le problème avec le projet de loi actuel, c’est le contexte. La réduction des déficits implique en effet de pouvoir jouer sur 2 volets : les dépenses et les recettes. Or en prétendant ne pas augmenter les impôts, le gouvernement est forcément amené à jouer sur les dépenses. Pourquoi pas? Après tout le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux ne partant pas à la retraite peut se justifier au nom de l’efficacité. Toutefois la population désire-t-elle vraiment moins de policiers, moins d’infirmières, moins de professeurs? Ce qui est sur, c’est qu’une partie des gains réalisés dans l’Education nationale sert à financer les heures supplémentaires de ceux qui sont encore en poste... Ne devrions-nous pas nous effrayer d’une telle logique de réduction des postes? Ne veut-on plus que l’Etat assure ses missions? On repense alors à un vieil article de Christian Morrisson publié dans la revue de l'OCDE, Le Cahier de politique économique (n°, 1996). "Pour réduire le déficit budgétaire, une réduction très importante des investissements publics ou une diminution des dépenses de fonctionnement ne comportent pas de risque politique. Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population”, (p. 30). Cette politique qui devait normalement  s’appliquer aux pays en développement laisse quand même songeuse. La France n’est-elle donc plus digne que d’une politique applicable à des pays en difficulté recevant l’aide du Fonds monétaire international ? C’est bien la question du statut de la France qui est en cause. Vouloir l’équilibre budgétaire pour rassurer les marchés financiers comme il est prétendu, c’est admettre que la politique de la France se fait “à la corbeille”. Peut importe ici l’argumentation économique. Sans être romantique et faire fî des réalités objectives, il doit y avoir quand même un “minimum syndical” en la matière !

Ne soyons pas trop hypocrites non plus. Il est vrai qu’au delà d’un certain seuil, la population n’est plus prête à financer un système qui ne lui profite plus, qu’au nom de l’intérêt général, de la solidarité, ce sont finalement des transferts d’argent d’un compte à un autre que l’on tente de justifier. Comme le prétendait Fredéric Bastiat, il y a ce que l’on voit (ce que l’on reçoit sans effort) et ce que l’on ne voit pas (l’argent pris à d’autres). Aussi le dilemme social se fait-il jour entre une société que l’on voudrait égalitaire et harmonieuse et la lutte pour la vie qui implique effectivement des perdants et des gagnants. L’idéal républicain est-il encore capable de faire la jonction entre les deux? Sera-t-on un jour capable de faire la part des choses entre le mérite et la chance? Mais à son tour une société méritocratique pure ne risque-t-elle pas d’être démotivante? Nous voilà en plein dans des questions de justice sociale. Et c’est précisément le débat de fond qui manque avec le projet de loi récent.

Au delà de la question de l’articulation recettes-dépenses, il n’est pas sûr que le montant des recettes soit optimisé dans ce pays. C’est en tout cas ce que montrent Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, dans Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIème siècle. Pour ces auteurs en effet le système français, au lieu d'être progressif et toucher de plus en plus les plus riches, est au contraire dégressif et donc profondément injuste. Ils en ont même profité pour élaborer un site où il est possible de simulesa propre réforme fiscale. L’extrait suivant issu de leur site est assez éloquent : “Les 50% des Français les plus modestes, gagnant entre 1 000€ et 2 200€ de revenu brut par mois, font face à des taux effectifs d’imposition s’étageant de 41% à 48%, avec une moyenne de 45%. Les 40% suivants dans la pyramide des revenus, gagnant entre 2 300€ et 5 100€ par mois, sont tous taxés à des taux de l’ordre de 48%-50%. Puis, à l’intérieur des 5% des revenus les plus élevés (gagnant plus de 6 900€), et surtout des 1% les plus riches (gagnant plus de 14 000€), les taux d’imposition se mettent très nettement à décliner, et ne dépassent guère les 35% pour les 0,1% des Français les plus aisés (50 000 personnes sur 50 millions)”. A-t-on peur alors, en jouant sur l'impôt que les riches s'en aillent et "votent avec leurs pieds" comme il est parfois dit? Que penser alors de tels gens? Pourquoi le talent désintéressé devrait-il empêcher la médiocrité cupide de passer définitivement les frontières et de chercher foyer fiscal dans quelque bourgade helvétique?

Dans Société

La sélection naturelle a-t-elle joué dans le choix des héros de roman?

Le 21/01/2011

Le lecteur accoutumé au langage de la sociobiologie sait qu’il doit exister un différentiel d’investissement parental entre les hommes et les femmes. Comme l’a illustré Richard Dawkins dans “The selfish gene”, les organismes vivants ont pour fonction de transmettre un maximum de leurs gènes dans un univers de compétition pour les ressources. Le corps devient même un simple instrument de transmission des gènes (“Qu’est-ce qu’une poule? Le moyen qu’a trouvé un oeuf pour faire un autre oeuf!”). Or il apparaît que les modalités de transmission des gènes ne sont pas les mêmes pour les mâles et les femelles. Ainsi le mâle n’étant jamais sûr que l’enfant est bien de lui, ne va pas systématiquement s’occuper de sa descendance. Il n’aurait en effet aucun intérêt reproductif à prendre soin d’un enfant qui n’est pas porteur de ses gènes. Par contre la femelle est toujours certaine que l’enfant est bien d’elle et qu’il portera la moitié de ses gènes. Aussi dans l’écrasante majorité des cas d’espèces de mammifères, les mâles ne s’investissent pas dans l’éducation parentale. De toute façon les mâles ont par définition tout intérêt à féconder d’autres oeufs afin de répandre au maximum leurs gènes. Les femelles seraient par conséquent plus protectrices et plus proches de leur famille. De telles attitudes résulteraient de l’évolution des espèces et seraient profondément enracinées dans nos gènes et nos comportements. C’est en tout cas le pari que fait Victoria Ingalls dans “The hero’s relationship to family : a preliminary sociobiological analysis of sex differences in hero characteristics using children’s fantasy literature” ("Les rapports entre le héros et sa famille : une analyse sociobiologique préliminaire des différences de genre dans les charactéristiques des héros de la littérature "phantasy" pour enfants"). Si l’approche évolutionniste est vraie, alors il faut s’attendre à ce que les écrivaines disposent d’une représentation différentes des héros et de leur (la) famille par rapport au écrivains. V. Ingalls s’appuie pour tester cette hypothèse sur 18 romans d’“heroic phantasy” pour la jeunesse, 9 écrits par des femmes, 9 par des hommes. Ce type de littérature aurait l’avantage de laisser libre court à l’imagination, et donc à une totale liberté  créatrice faut-il croire, serait fondée sur une quête, et ne serait pas contaminé par des trames sexuelles.

Voici résumé les principaux résultats (ceux pour lesquels les écarts de pourcentage sont significatifs car ils tiennent sur plusieurs pages!) :

 

Héros orphelin

Mère du héros positive

Père du héros positif

Mère du héros négative

Père du héros négatif

Vraie fratrie soudée

Enfant unique

Le but principal du héros est de sauver un membre de sa famille

 

Ecrivain

 

 

50-70%

 

20%

20%

50%

20%

10%

60%

20-30%

Ecrivaine

 

10-30%

 

70%

60%

0%

0%

60%

20%

60-70%

De tels résultats paraissent alors effectivement confirmer l’idée d’une représentation sexuellement différenciée de la famille. Les écrivaines défendent au moins inconsciemment une vision positive de la famille, que ce soit dans le rôle du père ou de la mère et dans celui de la fratrie. A l'inverse les romans des écrivains reflètent davantage une conception négative de la famille. On comprend alors que le but principal du héros soit de sauver un membre de sa famille pour les unes et nettement moins pour les autres. De même dans aucun des ouvrages écrit par une femme le père ou la mère du héros ne jouit d’une image négative. L'auteure prend bien soin, dans sa discussion d'évoquer les éléments culturels alternatifs mais qui ne sont pas opérants selon elle. Par exemple à part le fait que les parents américains renforcent les distinctions sexuelles en matière de jouets et donc de futures activités (camions pour les enfants et poupées pour les filles), ceux-ci ne traitent pas différemment les garçons et les filles. Il se trouve qu’en France (et sans doute ailleurs) le même genre de renforcement peut opèrer lorsque les catalogues de jouets prennent soin de distinguer les pages roses pour les filles et les pages bleues pour les garçons avec les jouets afférents.

Au final la nature iconoclaste de cette étude stimule la réflexion quand bien même nous pourrions trouver complètement déplacée le contexte de l'analyse. De toute façon, et l’auteure le concède, il ne s'agit que d'une première étape étant donnée la nature anecdotique des résultats. Il est vrai aussi que les résultats de la psychologie évolutionniste eux-mêmes ne font pas l'unanimité au sein de la communauté scientifique.

 

Ces théories de la croissance qui n'ont pas besoin d'institutions

Le 11/01/2011

Il a tellement été prétendu que l'économie était devenue institutionnelle que les économistes qui suivent la voie inverse ne peuvent que susciter un minimum de curiosité et d'intérêt. Ce genre d'approches peut alors se qualifier d'"a-institutionnel" dans la mesure où il n'accorde aucune place privilégiée aux institutions c'est-à-dire aux comportements, aux façons de penser et d'agir (idéologie), aux contraintes juridiques, etc. Trois économistes illustrent bien cette perspective : Jeffrey Sachs, Oded Galor et Gregory Clark. Tous trois se sont intéressés aux facteurs de la croissance et aux retards de développement à l'échelle mondiale.

Sachs et ses collaborateurs sont entrés dans la querelle du "institutions don't matter" (les institutions ne sont pas importantes"), titre d'un article de Sachs, qui met plutôt en avant l'importance de la géographie pour expliquer le sous-développement de certaines zones. L'Afrique sub-saharienne constitue un exemple éclairant dans la mesure où son climat est très favorable à la propagation d'un certain type de moustique, l'anophèle, vecteur du paludisme. Or cette maladie a des conséquences extrêmement graves et importantes sur l'état physique de la population, et par voie de conséquence sur sa productivité. L'équipe autour de Sachs a même élaboré un indicateur d'intensité du paludisme indépendant des conditions économiques et sociales pour bien s'assurer du sens de la causalité. Ce n'est pas parce que la population est initialement pauvre qu'elle ne parvient pas à lutter contre le paludisme mais bien plutôt à cause du paludisme qu'elle n'a pu croître comme les autres zones géographiques. Par conséquent tout le discours sur la bonne gouvernance institutionnelle mise au point par le FMI ou la Banque mondiale paraît hors de propos au sujet de l'Afrique sub-saharienne. A quoi bon par exemple l'indépendance des banques centrales censée éviter les collusions politiques? Cette zone a avant tout besoin d'une aide financière massive pour éradiquer le paludisme, à l'instar du programme "Roll back malaria" ou de la Fondation Bill et Melissa Gates. Dans l'immédiat il s'agit de généraliser l'usage des moustiquaire et à plus long terme de trouver un vaccin.

Les analyses de Galor et Clark se distinguent de la précédente en se fondant sur la théorie de l'évolution et de la sélection naturelle pour expliquer la croissance à long terme. Au coeur du principe de la sélection naturelle, il y a l'idée de l'économiste anglais Thomas Malthus (1766-1834) selon laquelle la population croît de manière arithmétique (comme une suite du type n+1 : 1, 2, 3, 4, ...) et les subsistances de manière géométrique (comme une suite du type 2n : 1, 2, 4, 8, ...). Il arrive un moment où la population excède la quantité de subsistances et où une partie de cette population est immanquablement amenée à disparaître et en particulier les classes inférieures, les plus faibles. Comme le prétend Malthus : "Un homme qui est né dans un monde déjà occupé (…) n'a aucun droit de réclamer la moindre nourriture et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n'y a point de couvert disponible pour lui; elle lui ordonne de s'en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution." Ce principe peut ensuite se généraliser à l'ensemble des espèces vivant sur Terre. Ainsi la rareté des ressources fait que seuls les comportements adaptés au milieu ont des chances de se reproduire. Puisqu'il y a en général plus de descendance que de ressources disponibles, seule une partie de cette descendance pourra survivre et se reproduire. Petit à petit se dégagent donc des communautés dont les traits en constante évolution résultent de la lutte pour la vie. Nous sommes en plein dans la théorie de la sélection naturelle.

En ce qui concerne l'espèce humaine, Galor et Clark reprennent précisément l'idée d'un verrou malthusien qui aurait maintenu l'Humanité au seuil de subsistance jusqu'aux environs de la Révolution industrielle anglaise. Pendant tout ce temps les gains de productivité étaient compensés par une augmentation équivalente de la population venant buter sur la limite des ressources disponibles. Les phases de croissance ne débouchaient sur aucune amélioration du niveau de vie. Et la Révolution industrielle marque précisément le passage à un régime de croissance soutenue permettant d'élever durablement et jusqu'ici de manière irréversible le niveau de vie des populations. Toutefois, bien que cherchant à expliquer cette exceptionnelle cassure du 18-19ème siècle en terme de produit par tête, Galor et Clark ne vont pas retenir le même opérateur de base.

Pour Galor ce sont les stratégies reproductives des populations humaines qui constituent la clef de lecture de l'histoire économique. La croissance soutenue est associée au passage d'une stratégie quantitative à une stratégie qualitative. Cette lecture binaire empruntée aux sciences naturelles indique que les couples qui, a un moment donné, ont fait le choix de faire moins d'enfants mais de mieux s'en occuper, ont eu un avantage sélectif sur les autres. Des enfants mieux éduqués ont en effet pu développer des facultés en phase avec les impératifs d'une croissance soutenue. De tels comportements ont alors eu toute vocation à se propager dans la société.

Pressions évolutionnistes => Généralisation de la stratégie « qualitative » => Population plus qualifiée => Progrès technique envisageable possible.

L'idée selon laquelle la population est susceptible de jouer sur la croissance n'a pas de quoi surprendre puisque qu'après tout, le travail constitue bien un facteur de production. En tout cas Galor qualifie de théorie unifiée de la croissance son approche puisqu’elle est fondée sur un principe unique et travers l’histoire économique.

Clark dénigre explicitement le rôle des stratégies différentielles de reproduction et déplace l'action des forces évolutionnistes au niveau des gènes. De toute façon passer par exemple de 2 à 10 enfants ne modifie la richesse des fils que de 25% selon lui. En fait, à un moment donné de l'histoire la sélection des plus aptes s'est confondue avec la sélection des plus riches (“the survival of the richest” écho du célèbre “survival of the fittest”). Ces derniers ont disposé d'une plus grande descendance viable dont les membres ont innondé l'ensemble de la société et avec eux leurs comportements spécifiques associés à un ensemble de gènes. “Toutes les sociétés malthusiennes, comme l’a reconnu Darwin, sont intrinséquement modelé par la survie du plus apte. Elles récompensent certains comportements aux succès reproductif et ces comportements deviennent la norme de la société” (A Farewell to Alms, p. 186). Ainsi les comportements violents, agressifs, impulsifs associés aux sociétés primitives et traditionnelles auraient vus leurs vertus reproductives s’effacer dès le Moyen-Âge au profit de comportements pacifiés et réfléchis liés au travail, à l’effort, à l’épargne. Les industrieux finissent par être courtisés au détriment des guerriers. Le problème dans ce raisonnement c'est qu'il convoque la biologie (les gènes) alors même que le processus pourrait demeurer culturel. D'ailleurs Clark ne le nie pas et recours aux deux types d'explications tout en accordant sa préférence à la première, la plus novatrice sans doute. Il est évident en tout cas que l'idée de transformation progressive des normes de comportements n'est pas nouvelle et rappelle au minimum les travaux du sociologue allemand Norbert Elias sur le "Procès de civilisation". Mais cette dimension culturelle au coeur de l'analyse ne constitue-t-elle pas une porte d'entrée pour la théorie institutionnelle dans la mesure où les normes de comportements relèvent des institutions informelles? Clark s'en sort uniquement en ramenant les institutions à leur versant formel sous forme de de lois, réglements, etc. Ne pouvons alors considérer qu'il est difficile de s'abstraire du cadre institutionnel des relations humaines et l'appliquer à l'ensemble des approches abordées précédemment ? En fait les modèles de Sachs ou de Galor évoqués avant ne nient pas tout rôle aux institutions. Par exemple l'acheminement des fonds de lutte contre le paludisme est facilitée par des gouvernements non corrompus. Simplement, lutter contre la corruption n'est pas une condition nécessaire et suffisante à l'instauration d'une croissance durable. De même en avouant que son modèle unifiée de croissance constitue une approche globale (une boîte noire), Galor n'écarte pas tout rôle amplificateur ou modérateur au cadre institutionnel, sans que ce dernier ne remette en cause la trame évolutionniste.

Pour conclure disons que le problème des théories de la croissance et du développement, c’est qu’elles sont toutes séduisantes, voir reposent sur les mêmes genre de tests économétriques. Comment alors faire son choix? Par exemple après avoir lu Le Mystère du capital de Fernando de Soto, on ne peut être que convaincu par la thèse institutionnelle. Sans règles juridiques le capital semble bien demeurer du capital mort incapable de se multiplier et les richesses rester en sommeil à l’état latent. Comment en effet développer des ressources si nul ne jouit d’aucun titre de propriété et que les bénéfices ne peuvent légitimement et légalement être appropriés? Les institutions comme l’instauration d’un cadastre, les règles juridiques, etc. constituent un véritable facteur de production. Mais une fois que l’on a fermé l’ouvrage et que l’on se met à lire un article de Sachs ou de Galor, on est alors persuadé que la géographie a effectivement un rôle à jouer, que la croissance actuelle résulte de comportements passés dans un cadre évolutionniste. Pourrons-nous alors résoudre un jour le "mystère du capital"?

Hégémonie ou déclin de la France?

Le 20/05/2010

Si nous voulons bien nous demander ce qu'est "la" France et ce que signifie être "Français" au moins deux slogans peuvent servir de repoussoir. Le premier date des années 80 et de la gauche bien-pensante : "Touche pas à mon pote". Le second vient de la droite extrême populacière : "La France aux Français". Désormais plus personne n'oserait toucher à un des "potes" en question. Il faudrait plutôt leur dire, à eux, "Touche pas à ma copine, à ma mère, à ma soeur, à ma femme, à mes enfants...". Quant à rendre la France aux Français, c'est supposer qu'il n'y a pas de question à se poser, que les choses sont évidentes, ce qu'elles ne sont pas, du moins semble-t-il. De même que penser d'un slogan du type : "La France, aime-la ou quitte-la"? Pourquoi ne pas le dire pour n'importe quel habitant de France? La citoyenneté s'hérite-t-elle, se mérite -t-elle, se désire-t-elle ou mieux se sublime-t-elle comme aurait pu le dire un E. Renan ("Une Nation est une âme, un principe spirituel") ? Quelques points forts viennent cependant à l'esprit : l'émotion que suscite chaque audition de la Marseillaise et cette Histoire qui nous traverse à travers elle, le sentiment de profond écoeurement, au bas mot, lorsque cet hymne est sifflé, le respect sans doute du drapeau tricolore pour peu que des abeilles en ornent ses coins, le sentiment que l'épopée impériale aurait pu nous mener à une sorte de fin de l'Histoire, soulignant au final le sentiment angoissant que le meilleur est désormais derrière nous, que la France n'a pas su ou voulu, aux moments opportuns, choisir la bonne trajectoire. Tout cela, diront certains, ce ne sont que symbole, sublimation comme sus-indiqué, ou encore nostalgie d'un passé peut-être glorieux mais définitivement consigné dans les manuels d'Histoire. Mais justement une nation n'est-elle pas avant tout une somme de symboles unificateurs? Nous voilà alors retournant aux vieilles ritournelles sur la France "éternelle", celle qui traverse les époques sans perdre de sa grandeur, celle dont pouvait parler le général de Gaulle. Aussi en face de tels questionnement, le récent ouvrage de Lucian Boia, Hégémonie ou déclin de la France, la fabrication d'un mythe national, offre-t-il une perspective intéressante. C'est une question majeure en effet que de savoir si la France est effectivement en déclin, si les choses sont "rattrapables", si la France a vraiment connu son heure de gloire. La France a-t-elle irrémédiablement perdu le jour où elle a signé le Traité de Paris en 1763 où elle abandonne le Canada et la Louisiane ? N'aurait-il pas fallu, à l'inverse de ce que pensait le symbole de l'esprit français, Voltaire, se battre jusqu'au bout pour " quelques arpents de neige"? Parler de "mythe national" déjà, c'est bien montrer que la réalité est fuyante. Et si elle l'est pour le rang de la France dans le monde, elle risque de l'être pour la conception de la France elle-même. Il n'y a de France que de représentations, plus ou moins sincères, plus ou moins électoraliste. Ce n'est pas un hasard si Boia mobilise des oppositions du type "France éternelle" versus "France amoindrie" ou "France réelle". Mais le terrain reste difficile à baliser car comment les définir objectivement? Quelqu'un sait-il, et par exemple De Gaulle le savait-il, ce qu'est la "France éternelle"? La France qui lutte contre un envahisseur ou un occupant? Bon d'accord. Mais cela reste très limité comme principe organisateur. On peut toujours invoquer Jeanne d'Arc et la célébrer mais une fois que les drapeaux claquent au vent, il faut encore avancer! L. Boia suggère d'ailleurs, en prenant une citation forte du général, que ce dernier disposait d'une vraie définition (" ... à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur..."). C'est discutable. Tout comme l'inscription par l'auteur de N. Sarkozy dans la lignée allant des empereurs, Napoléon I et III au général De Gaulle. Certes on comprend bien la logique. N. Sarkozy arrive pour redresser la France au moment où elle est au plus bas. D'ailleurs Boia ne se prive pas de citer le livre d'O. Duhamel, La marche consulaire, suggérant déjà la comparaison, largement abusive et sans utilité de surcroît. Nous pourrions comparer l'approche de Boia plutôt positive sur le "moment Sarkozy" avec la présentation qu'en fait E. Todd dans Après la démocratie (2008). Mais c'est une autre histoire. Evoquer en tout cas l'aura de N. Sarkozy, c'est oublier un peu vite aussi que les Français ont réagi à l'offre du moment quand bien même le discours du candidat à la présidentielle pouvait effectivement séduire, en particulier sur le fait qu'il fallait désormais retrousser ses manches et que plus rien ne serait donné gratuitement. Le problème c'est que la possibilité de fournir des efforts n'a pas été donné à l'ensemble des Français. Paradoxalement il n'y a plus que les fonctionnaires de l'éducation nationale qui peuvent encore espérer gagner plus en travaillant plus grâce au volant d'heures supplémentaires libérés par la politique restrictive de postes. Mettre en avant l'élection providentielle de N. Sarkozy c'est oublier un peu vite aussi que l'image donnée de la France, une France en crise qui attend son sauveur, est aussi une représentation. Or L. Boia n'a de cesse de répéter que l'idée d'une France déchue, en perte de vitesse absolue est largement exégérée. L'auteur tente, au contraire, et avec la justesse de la neutralité, de pointer les points forts de l'hexagone. Certes nous sentons bien que la France ne pourra plus jamais être ce qu'elle a été. Déjà avec les Trente Glorieuses du général De Gaulle, elle était depuis longtemps embarquée dans une pente descendante. Et Boia de citer la fameuse formule du général : "J'ai fait une politique sans moyens". En ce sens d'ailleurs il y a bien une filiation historique remontant au Second Empire puisque ce dernier "offre la leçon d'une non-concordance entre l'ampleur des ambitions et l'insuffisance des moyens", (p. 72). Boia aurait pu citer aussi la non moins célèbre formule sur la "portugalisation" de la France. La France ne peut plus avoir le rôle qu'elle a eu par la passé c'est-à-dire quand l'Europe dominait le monde et que la France dominait l'Europe.
A quels niveaux la France a-t-elle donc perdu l'initiative ?
Déjà au niveau culturel et linguistique, les deux pouvant être associés. La langue aussi symbolise le retrait culturel de la France. "La diffusion de l'anglais survalorise la culture anglo-saxonne"... On se fait mieux entendre en français plutôt qu'en tamil et en anglais plutôt qu'en français", p. 202. L'image de la France s'efface. Nous ne sommes plus au temps de l'existentialisme, du structuralisme de la "french theory" nourissant les "cultural studies" américaines. Le succès français d'Après-guerre fut en fait lié à un climat idéologique propice, plutôt ancré à gauche dans la critique du capitalisme, du pouvoir, etc. Avec le retournement libéral des années 80, la France ne pouvait que perdre du terrain. Toutefois, le libéralisme peut bien constituer une "désintoxication" après une "surdose idéologique" comme l'affirme l'auteur (p. 206), celui-ci, qu'il prenne l'aspect du reaganisme ou de tatchérisme est aussi une idéologie. Il serait plus judicieux de dire qu'une idéologie en a remplacé une autre et de s'interroger sur les raisons de ce basculement. Remarquons de toute façon que les solutions idéologiques de gauche n'étaient plus en phase avec le monde et l'expérience socialiste de 81-82 en constitue un cruel rappel et peut-être plus encore les restructurations industrielles qui viendront ensuite. Mais la logique est effectviement indéniable. "... l'histoire est passée du modèle français au modèle anglo-saxon. Rien à faire", p. 207. Est-ce à dire qu'avoir un président proaméricain est une chance plus qu'une menace pour la France? Pour répondre à cette question il nous faudrait mettre en jeu une théorie de l'Etat soulignant l'intérêt de l'implication des hommes politiques pour la chose publique. Ne sont-ils pas après tout des maximisateurs d'utilité? Des mercenaires préoccupés qu'en facade aux intérêts de leur pays? Ont-ils vraiment une idée du pays qu'il gouverne, au sens où De Gaulle prétendait avoir une certaine idée de la France?
Second domaine où la France a été dominante ("Le plus grand pays de l'Occident") : la démographie. Certes Boia constate comme tous les démographes les bons résultats récents de la France, comparés à ceux de l'Allemagne notamment. Mais il remarque aussi, sans aucune pointe de mauvais esprit, que cettr augmentation est bien particulière et risuqe de remettre en cause le modèle français d'intégration. "La France est redevenue multiculturelle, encore plus multiculturelle que du temps des anciennes cultures régionales effacées par le rouleau compresseur de la culture française dominante. Si l'on regarde uniquement la composante islamique, celle-ci concerne déjà presque 10% de la population du pays, et se signale surtout par une spécificité religieuse et culturelle incomparablement plus accentuée que celle qui distinguait jadis les Bretons, les Provençaux ou les Alsaciens. De plus vu la natalité plus élevé de ce groupe, son importance ne cesse d'augmenter. Des projections font même apparaître une France majoritairement islamique vers 2060", p. 191. Aussi, comme le suggère l'auteur, comment, en face d'une tendance de fond-le multicuturalisme propre à l'ensemble du monde occidental-trouver une voie originale non dénaturante entre unité et diversité?
Par contre l'auteur se montre beaucoup plus positif en ce qui concerne les résultats économiques de la France. Elle est devenue une puissance exportatrice, s'affirme davantage en matière de recherche scientifique et technologique, dispose d'une productivé horaire élevé et la qualité de vie est loin d'y être détestable. Certes il faudrait nuancer sur ce dernier point avec la question du mal-être spécifiquement français au travail.
Même en ce qui concerne l'Etat et le rôle des pouvoirs publics, tout n'est pas noir. Loin de barrer la route de la prospérité, Boia montre que l'Etat ouvre au contraire des perspectives dans un pays où l'initiative privée est défaillante (Second Empire, Gaullisme). Mais tout se paye et l'Etat finit aussi par "peser" sur la dynamique économique. On retrouve ici le genre d'arguments usité par la Nouvelle économie institutionnelle. L'Etat est nécessaire mais potentiellement dangereux.
La France est donc condamnée à se chercher, à s'appuyer sur ses illustres modèles mais pas trop, à se redéfinir peut-être jusqu'au jour où nous irons cultiver notre jardin...

Des Etats irresponsables?

Le 16/05/2010

Les marchés financiers s'inquiètent encore, les médias le "confirment", des finances publiques en Europe. Outre que nous ne savons pas vraiment ce que sont "les" marchés financiers, s'ils incarnent une volonté propre, s'ils sont l'émanation d'une souveraineté économique (légitime), il convient de nous interroger sur les raisons profondes justifiant une telle inquiétude et l'importance à lui donner. Nous avions cru comprendre qu'il fallait discipliner les marchés, qu'il fallait passer à une nouvelle phase de la globalisation économique en brisant la logique des "3 D" qui a structuré l'épopée financière des dernières décennies. En fait, la politique de la France semble plus que jamais se faire "à la corbeille", et ce sont les investisseurs privés du monde entier, sans aucune concertation, du moins nous pouvons l'espérer, qui disciplinent les Etats. Il est vrai que la question de la discipline est récurrente en économie. Que l'on songe à la discipline des travailleurs par la peur du chômage chez Shapiro et Stiglitz ou à la discipline des managers par le profit chez Alchian et Demsetz. Pas besoin de camps, la rationalité fait toujours son oeuvre en économie. Aussi faut-il songer à discipliner les Etats, c'est indéniable. Le marché a au moins cette vertu. Il interdit aux Etats qui veulent emprunter de faire n'importe quoi. Si leur endettement est jugé excessif, alors ils devront payer une sur-prime, comme la Grèce en a fait la cruelle expérience. Cela signifie, au passage, qu'il y a des investisseurs, pour ne pas dire des rentiers, qui sont bien contents de trouver des Etats endettés sur lesquels ils pourront encore ponctionner un peu de richesse. Mais c'est une autre histoire, l'intérêt n'est plus condamné par la Religion. Aussi pour reprendre notre histoire sur les contraintes à imposer aux pouvoirs publics eux-mêmes faut-il revenir à J. Rueff. Son oeuvre nous permettra de comprendre en même temps que la crise financière actuelle, les moyens déjà mis en oeuvre, en Europe, pour contraindre les Etats. J. Rueff est omnubilé par l'inflation, comme le seront plus tard les monétaristes. « Bien plus que l'idéologie marxiste, l'inflation engendre l'esprit de classe. Par le sentiment de frustration qu'elle suscite dans la plus large partie de la population, celle qui eût du être mieux protégée, elle fait naître la volonté de subversion sociale et de révolution », (J. Rueff, 1952, p. 82). Aussi dans une logique toute constitutionnaliste, propose-t-il un cadre institutionnel à 2 piliers : une cours des comptes et un corps de themosthètes, dans une veine antique. La Cour des comptes exercera le contrôle comptable des différents ministères et devra engager la responsabilité des ministres concernés en cas de non respect de l'équilibre budgétaire. « Le jugement de la Cour des Comptes n'aura d'influence contraignante que s'il rattache le déficit à la cause qui l'a provoqué et s'il permet de l'imputer à l'autorité qui en est responsable. Pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'à tout budget soit indissolublement associé le nom du Ministre qui l'a proposé et celui ou ceux des Ministres qui l'ont exécuté (...) Assurément, pareille procédure modifierait profondément les attributions de la Cour des Comptes ; elle lui donnerait un redoutable pouvoir d'interprétation et d'appréciation, qui en ferait, dans toute la force du terme, une Cour suprême », (J. Rueff, 1945, p. 731). 
A côté de la Cour des Comptes, J. Rueff met en jeu une seconde institution, le corps des thesmothètes. Le terme thesmothète est emprunté à la tradition hellénique. Ceux-ci étaient les gardiens suprêmes de la stabilité constitutionnelle dans la république. Dans l'esprit de J. Rueff les thesmothètes doivent juger non pas de l'utilité publique des décisions parlementaires mais de leurs conséquences financières. C'est bien, une fois encore, la monnaie qui fait l'objet de la plus grande attention par une limitation des risques de manipulation. Il existe toutefois une restriction au rôle des thesmothètes, les cas de « salut public », notion qui est, en elle-même soumise à interprétation. Nous remarquerons d'ailleurs que la Constitution de 1958 aménage au chef de l'exécutif des fonctions importantes en cas de désordre politique. Le statut central des thesmothètes oblige alors à organiser constitutionnellement leur "existence". « Toutes dispositions devront être prises pour empêcher qu'ils faillissent à leur mission. Ils devront être nommés à vie par le collège des plus hautes autorités morales du pays. Comme leurs précurseurs athéniens, ils devront être « nourris aux frais de l'Etat » », (p. 732). A ces deux piliers J. Rueff en ajoute un troisième qui est le succédané du premier mais au niveau international. « Ces diverses précautions contre le désordre financier présentent un caractère national. Cependant, en régime de monnaie métallique, la gestion financière de chacun des Etats à monnaie-or affecte le sort de tous les autres. L'ordre financier n'est donc plus une question nationale, mais internationale au premier chef » (J. Rueff, 1945, p. 732). Une Cour des Comptes internationale aurait ainsi pour objectif de contrôler les budgets nationaux. Or n'est-ce pas précisément ce qui est arrivé aux pays de la zone euro récemment? N'ont-il pas du accepté, en contrepartie de la création d'un fonds européen de défense monétaire, que la Comission de Bruxelles jette un regard inquisiteur sur leurs finances et leurs projets de budget? Plutôt de dire que Rueff retrouve une certaine actualité, il nous faudrait plutôt croire que l'Histoire, comme souvent, se répète et que la théorie économique n'a finalement pas beaucoup de solutions originales à proposer. De toutes façon l'Europe a déjà adopté une voie constitutionnaliste depuis les traités de Maastricht, avec ses critères d'adhésion à la monnaie unique, et d'Amsterdam avec son Pacte de stabilité et de croissance. Les amendes prévues par ce dernier devaient jouer un rôle disciplinaire du fait de leur caractère public et exogène. Ce dispositif s'inspire en tout cas implicitement de la conception que se fait J. Rueff du marché, de l'Etat et surtout du droit de propriété. Pour lui en effet l'Etat crée des faux droits en monétisant sa dette, c'est-à-dire qu'il crée de la monnaie sans contrepartie véritable en termes de richesses.  Aussi préconisait-il l'équilibre budgétaire et le financement des dépenses exclusivement par l'impôt. Or il se trouve d'une part que le budget "fédéral" européen repose sur cette règle d'équilibre et d'autre part que la Banque centrale ne vient d'obtenir que très récemment le droit de monétiser la dette des entreprises et des Etats. Le problème toutefois, c'est que l'Etat n'est pas toujours le seul responsable de la création de faux droits. Il se trouve que pour J. Rueff le système bancaire peut, en favorisant les crédits susciter de l'instabilité monétaire. L'inflation des actifs, mobiliers et immobiliers, n'est pas moins réelle que l'inflation associée à l'indice des prix. Or c'est précisément ce qui est advenu avec la crise des subprimes dont nous ne finissons pas aujourd'hui de payer le prix. L'endettement public actuel est la conséquence de l'endettement privée des années passées. Pour éviter une faillite du système, une dette privée a été transformée en dette publique. C'est ce qui se passe lorsque l'Etat garantit des actifs, nationalise des banques, "relance" l'économie. De ce point de vue il semblerait logique de dire "aux" marchés financiers : "Ce n'est pas nous, Etats, qui avons commencé"! Alors la question est posée : Fallait-il laisser les banques privées faire faillite il y a 2 ans? Fallait-il, avec calme mais détermination, dire aux clients de Natixis, très engagée dans les subprimes : "Vous avez placé votre argent dans la mauvaise banque. Vous avez pris vos risque et tant pis pour vous". Et si cela avait touché une banque de dépôt comme le Crédit agricole ou la BNP, aurait-il été courageux ou menteur de dire aux déposants, non plus nécessairement épargnants : "Vous pensiez que vos comptes bancaires, qui ne sont pas des placements, mais de simple comptes de transit étaient sûrs. Et bien non! Ils ne l'étaient pas et il fallait y songer avant!" Comme je l'ai indiqué dans mon précédent billet, et suivant en cela toute une tradition d'économistes, dont S. Diatkine qui m'a enseigné ce point de vue, la monnaie est un objet spécial et sa "gestion" ne saurait être confiée sans limite aux mécanismes du marché. Certes elle ne l'est pas puisqu'il existe des banques centrales qui relèvent des pouvoirs publics. Toutefois il reste les banques de second rang. En tout cas la monnaie est bien de ce point de vue une institution, c'est-à-dire qu'elle est dépositaire de règles collectives de gestion en même temps qu'elle révèle la nature extrêmement précaire des relations humaines, qu'elles soient économiques ou autres.

Le libéralisme peut-il se définir comme un système de droits légitimes ?

Le 14/04/2010

Je ne saurais dire que du bien de l'émission "Du grain à moudre " sur France culture. Le thème du jeudi 1er avril fut consacrée à l'après capitalisme et aux raisons de la crise actuelle. Parmi les intervenants, Pascal Salin a une fois de plus ressortis les vieilles ficelles de la rhétorique libérale. Selon lui par exemple le capitalisme se définit comme une économie fondée sur des droits de propriété légitimes. Mais une telle définition est bien trop large pour servir de guide. Elle permet de réfléchir à la manière dont les individus doivent composer avec des ressources rares et dans ce cas un régime de propriété est nécessaire pour allouer des droits aux individus. Mais elle ne permet pas de caractériser "le" capitalisme. Elle évacue les questions pourtant centrales du profit, des positions dominantes et des rapports de force. La notion de légitimité, bien qu'importante, ne dit encore rien sur le contenu précis du régime de propriété. Ce qui est légitime pour une société peut ne pas l'être pour une autre. On comprend que la définition proposée par P. Salin reste finalement assez neutre et muette sur le fond du problème qui est en fait la justification de la propriété privée sur toutes les ressources. D'ailleurs, et c'est l'argumentation libérale basique, la gestion des ressources est la plus efficace lorsque règne un régime de propriété privée. Dans ce cas, les propriétaires sont incités à valoriser les ressources sur lesquelles ils ont les droits. Si certaines ressources naturelles disparaissent, c'est uniquement parce qu'elles ne font pas l'objet d'un droit de propriété privée. C'est la propriété publique ou commune des ressources qui occasionnent des gaspillages. De là le discours de Salin sur le capitalisme comme solution à la crise. Mais le passage propriété commune/propriété privée ne va pas de soi. Il implique au minimum des effets redistributifs dont il faut tenir compte.

Toute la difficulté tient ensuite à tenir ensemble la nécessité de droits légitimes avec le disours libéral sur la supression de l'Etat. Comme il est rappelé, non sans ironie dans l'émission, le libéralisme est constituée de plusieurs chapelles. Et Salin se positionne ouvertement dans la perspective autrichienne issue de Hayek. Déjà à ce stade, Stéphane Longuet (Hayek et l'école autrichienne, CIRCA) a montré qu'il n'y avait pas d'unité au sein de l'Ecole autrichienne, voir mêmes des divergences profondes. De plus il existe aussi des auteurs, notamment au sein de l'économie néo-institutionnelle, qui admettent la nécessaire intervention de l'Etat pour garantir les droits de propriété. L'Histoire de la pensée économique est riche d'enseignement sur les conditions des droits légitimes. Appuyons-nous, au minimum, sur deux auteurs français : Léon Walras (1834-1910) et Jacques Rueff (1896-1978). Certes ces derniers s'inscrivent dans un libéralisme un peu particulier, disons le libéralisme rationnel "à la française" où le marché suppose des règles qui ne viennent pas spontanément. Ainsi dans une tradition libérale plus anglo-américaine, les règles de droit ont pour origine les règles du commerce (respect des contrats, ostracisme en cas d'infraction, etc.) et n'ont pas besoin d'être "étatisées". Elles émergent spontanément à partir des pratiques des acteurs non sans parfois conduire à des impasses, comme le souligne Hayek lui-même, nécessitant une intervention du législateur pour suppléer au juge. Il est vrai que dans ce cas, c'est le common law qui sert de référence. On comprend que des auteurs français disposent d'autres sources d'inspiration. C'est très clair pour Rueff qui s'appuie expressément sur l'article 544 du Code civil pour montrer que le droit de disposition qu'il consacre implique un marché concurrentiel. De même pour Walras seul un marché concurrentiel permet un échange ne contredisant pas la répartition de la richesse fondée en droit naturel. Le salariat est juste pour Walras car il proportionne les rémunérations aux mérites individuels. Toutefois pour en arriver là, il faut un Etat fort, guidé par une rationalité supérieure et instituant les règles nécessaires au fonctionnement du marché. Cette idée de fond est partagée à la fois par Walras et Rueff, ce dernier ayant été un grand commis de l'Etat, inspirant au passage, la politique économique du général De Gaulle. Un marché concurrentiel implique qu'aucune entreprise ne dispose d'un pouvoir quelconque à la fois sur les consommateurs mais aussi sur les salariés. Walras s'en prend par exemple aux entreprises qui allongent la durée du travail pour accroître leurs bénéfices. Aussi préconise-t-il l'intervention d'inspecteurs. Rueff va évoluer sur la question des rigidités. S'il fustige dans un premier temps le rôle des allocations chômage, dans un article qui le consacrera pour longtemps comme libéral orthodoxe, il finira par admettre les aspects positifs du salaire minimum et défendra une conception social-démocrate du travail.

Par conséquent avoir des droits ne signifie pas donner tous les pouvoirs aux propriétaires même dans la limites du respect du droits des autres. L'Etat dispose d'un domaine réservé ou au minimum les pouvoirs publics. Bien entendu tout n'est pas faux dans le raisonnement de Salin. Concernant le déclenchement de la crise, à travers les subprimes, il est évident ques les autorités ont incité les banques à prêter aux ménages pauvres pour compenser la perte de pouvoir d'achat de ces derniers. Or comme on dit souvent, on ne peut vivre indéfiniment à crédit. Mais lorsque Salin prétend qu'il faut laisser les grands établissements faire faillite s'ils ont été imprudents, croit-il vraiment qu'on peut dire aux clients de la banque que leurs avoirs seront tout bonnement soldés. Nous touchons ici à la spécificité des banques dans le système capitaliste. Elles sont en parties des organismes publics. Elles sont au coeur des paniques financières et des prophéties auto-réalisatrices. Ce sont d'ailleurs les crises financières qui nous font comprendre pourquoi on parle de monnaie fiduciaire-monnaie en laquelle on a confiance. Que la confiance disparaisse, et c'est tout le système qui s'effondre. Alors certes Salin pourra rétorquer qu'un système de banques privés sans banque centrale a existé aux Etats-Unis avant la crise de 1929, et que les titulaires de comptes bancaires prennent des risques en déposant simplement leurs avoirs (salaire, épargne) dans leur banque. La discipline marchande doit aussi s'imposer à eux. Et c'est bien là tout l'enjeu : A quel niveau de protection minimal peut prétendre chacun d'entre nous dans la sphère économique et si une telle protection a droit de citer? La réponse déborde le champ de l'économie pour atteindre celui de la philosophie. On peut considérer que vivre c'est en soi prendre des risques et qu'aucune protection ne peut être garantie. La vie impose d'être constamment sur ses gardes et de faire des choix irréversibles qui pourront se révéler mauvais. En ce sens la discipline marchande est le prolongement logique de la discipline qu'impose la vie elle-même. Ne sommes-nous pas dans ces conditions ramené au darwinisme social?

 

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