Trame 7. Les transformations du travail et de l'emploi

LONGUEPEE Daniel Par Le 17/02/2024 0

1° Il faut déjà commencer par ne pas confondre travail, emploi et activité. Si le travail renvoie à une activité qui n'est pas toujours marchande ou rémunérée, l'emploi lui est forcément rémunéré et procure de ce fait un statut social. Un smicard par exemple a plus de droits sociaux qu'un parent au foyer. La notion d'activité est encore à part puisqu'elle inclut à côté de l'emploi (les actifs occupés), les chômeurs (les actifs inoccupés).
2° Si l'emploi typique issue de la norme fordiste des 30 glorieuses continue de dominer, on sent une fragilisation depuis les années 70 avec la crise et la tendance à la flexibilisation du travail. Pour faire simple, 80 % des contrats sont des CDI à temps plein mais 80% des embauches sont des CDD.  Le flux entrant d'emplois est "atypique" mais le stock reste "typique" puisque les CDD ont vocation à devenir des CDI. Que les contrats typiques restent globalement très majoritaires n'est pas neutre sur le statut des emploi et du travail. C'est en effet à partir de l'emploi salarié que des droits sociaux sont ouverts aux travailleurs : couverture maladie, pension retraite, ... A l'évidence le salariat est protecteur. Aussi la "destabilisation des stables" pour reprendre l'expression du sociologue français R. Castel annonce-t-elle un futur désenchanté.
4° Précisément les frontières entre emploi, chômage et inactivité se sont affaiblis au cours du temps. Nous avions déjà largement évoqué le développement du sous-emploi et du halo autour du chômage dans le chapitre précédent. Néanmoins on observe depuis quelques années une diminution de la part des contrats à durée déterminée subi.
5° Avoir un emploi ne dit toutefois encore rien sur la qualité des emplois. Ce thème est mis en avant par les institutions européennes en complément du calcul des taux d'emploi. Des organismes internationaux comme l'OCDE calculent leurs propres indices de qualité de l'emploi à travers des prescripteurs de qualités d'emplois. Le programme officiel nous invite à en retenir 6 : conditions de travail, niveau de salaire, sécurité économique, horizon de carrière, potentiel de formation, variété des tâches. Remarquons que le niveau de salaire, même s'il correspond à un motant par définition  "quantitatif" est considéré comme faisant partie de la qualité de l'emploi.
6° Dans la mesure où les conditions de travail et la variété des tâches caractérisent en partie la qualité des emplois, leur analyse et leur évolution dans le temps deviennent cruciales. Puisque la division du travail au sein de l'entreprise (aussi appelée division technique du travail) a suscité de nombreuses réflexions et a contribué à dégrader les conditions de travail, c'est l'organisation scientifique du travail initiée par F. Taylor (1856-1915) qui va constiuer le départ de la réflexion. Taylor n'est pas le premier à spécialiser les tâches dans l'entreprise puisque le principe de DTT a été décrit en 1776 par A. Smith s'appuyant sur l'exemple qui restera célèbre de la manufacture d'épingles. Taylor va en fait systématiser la division existante du travail et va l'approfondir à travers une double division, verticale et horizontale.  
7° La taylorisme est généralement associé à la double division du travail. Taylor caractérisera sa méthode d'organisation scientifique du travail (OST) car il va réorganiser les tâches de manière à les optimiser. On parlera de rationalisation du travail. Le travail des ouvriers sera analysé, chronométré de manière à éliminer les gestes inutiles. Il n'y aura alors qu'une seule bonne manière de réaliser le travail, la "one best way". Le travail et donc les tâches à effectuer sont pensés en amont, tout est prévu et organisé. Les ouvriers n'ont pas d'initiative à prendre et se contentent d'appliquer les consignes. Dans l'entreprise, il y a ceux qui conçoivent le travail (le directeur, les ingénieurs dans le cadre du bureau des méthodes) et ceux qui l'exécutent. C'est la division verticale du travail. Mais les tâches, on le devine, sont recomposées pour être simplifiées à l'extrême. Le travail va être parcellisée. Le sociologue français G. Friedmann (1902-1977) parlera du "travail en miettes". C'est le principe de la division horizontale du travail. Pour motiver les salariés Taylor propose le salaire à la pièce (ou salaire au rendement). Cela incite à en faire le maximum et effectivement les gains de productivité augmentent mais au prix d'une dégradation des conditions de travail. D'ailleurs celles-ci vont encore se dégrader avec le fordisme.
8° Le fordisme, initié par le constructeur automobile H. Ford, accentue encore le taylorisme avec le travail à la chaîne. C’est pour cela que l’on parle du « tayloro-fordisme ».  Ford ajoutera encore deux « innovations » : la standardisation des pièces qui permet de gagner du temps et le principe des salaires élevés symbolisé par le « Five dollars a day ». C’est cet intérêt pour la rémunération des salariés qui permettra de caractériser la croissance des 30 Glorieuses de « croissance fordiste », associé à la « norme fordiste d’emploi ». Le partage de la valeur ajoutée est favorable aux salariés, ce qui permet d’alimenter la croissance en articulant production et consommation de masse. Mais à l’orée des années 70, la machine se grippe. 
9° Le fordisme, phase ultime de l’OST, rencontre 2 types de limites. D’abord des limites internes. Les mauvaises conditions de travail finissent par démotiver les salariés, qui s’absentent, font grèves, expliquant ainsi le ras-le-bol ouvrier de mai 68. Ensuite des limites externes liées à l’intensification de la concurrence internationale avec la crise des années 70 et la fin des 30 Glorieuses. Il faut trouver une organisation du travail qui puisse s’adapter, être flexible et répondre aux exigences naissantes de la clientèle. 
10° Aussi à partir des années 70 puis surtout 80, de nouvelles formes d’organisation du travail (NFOT) vont-elles se mettre en place, rompant plus ou moins avec le tayloro-fordisme jugé trop rigide et contraignant.  Si de nouvelles pratiques se mettent en place comme la rotation des postes, l’enrichissement des tâches, les cercles de qualité, etc. , c’est en fait à partir d’un modèle de production existant depuis les années 50 au Japon, le toyotisme, impulsé par l’ingénieur T. Ohno (1912-1990). Ce modèle repose sur des principes clefs comme la production en juste à temps (JAT) visant à éliminer toutes les formes de gaspillage avec la logique des « 5 zéros » : 0 papier, 0 défaut, 0 stock, 0 délais et 0 pannes.  Désormais c’est le client qui par sa commande enclenche la production, ce qui nécessité une grande adaptabilité car les demandes ne sont plus standardisées. Pour réduire les stocks Toyota utilise la méthode du kanban (systèmes d’étiquettes). Pour améliorer la production et réduire les coûts, l’ensemble des salariés est enjoint de trouver des solutions et de les faire remonter. C’est le principe du kaizen. 
11° A partir de là se pose la question de la supposée nouveauté des NFOT. Les cadences ont-elles totalement disparu ? Le travail cadencé appartient-il définitivement au passé ? Il apparaît bien que non, ce qui suggère que nous serions tout autant dans une ère de néo-taylorisme que de post-taylorisme avec par conséquent des conséquences ambivalentes sur les conditions de travail. Certes globalement les salariés sont davantage autonomes, polyvalents, responsabilisés. La management participatif autour des cercles de qualité par exemple rompent avec la division verticale du travail. Toutefois cela implique aussi de la réactivité et une adaptation sources de stress et de mal-être psychologique. Les nuances à apporter en termes d'organisation du travail et de conditions de travail sont parallèles à l'évolution technologique et au développement du numérique. 
12° Le numérique brouille les frontières du travail, transforme les relations d'emploi et accroît les risques de polarisation des emplois. Les temps consacré à la vie professionnelle et à la vie personnelle n'est plus aussi clair qu'auparavant. Le télétravail qui s'est développé durant le confinement en est la parfaite illustration. Si cela permet à priori plus de liberté et moins de perte de temps dans les transports, il y a un risque de surmenage et de traçabilité. Ce n'est pas un hasard si les salariés en télétravail en moyenne un peu plus d'une heure par semaine que les autres. Ensuite la relation d'emploi est largement modifiée.  De nombreuses tâches ont pu être rendues routinères, externalisées et le statut d'emploi précarisé. C'est ce que symbolise l'expression d'ubérisation de la société : des travailleurs à la tâche organisés dans le cadre de plate-formes (chauffeurs VTC ou uber eat). C'est pour cette raison que les droits accordés aux salariés des plate-formes numériques dépendent des pays et de leurs systèmes de justice. Enfin le numérique accroît la polarisation des emplois déjà évoquée dans le chapitre 1 comme conséquence du progrès technique. Les salariés en bas de l'échelle risqueront d'être encore plus précarisés, avec le risque d'illectronisme et avec ce qu'on appelle la gig economy, l'économie des emplois flexibles et mal rémunérés. 
13° Les évolutions relatives au numérique interrogent à leur tour le travail comme source d'intégration sociale. Si le travail reste une source d'intégration, son rôle est toutefois fragilisé. Concernant le côté positif, le travail est encore une source de revenu qui permet l'intégration à la société de consommation et offre des droits sociaux (Protection sociale) à travers l'emploi typique (CDI à temps plein) qui reste quand même la norme. Ensuite le travail est source d'intégration sociale qui offre reconnaissance et protection pour reprendre la terminologie de S. Paugam Ce n'est pas un hasard si E. Durkheim fait déjà de la division du travail qu'il qualifie de « social » la forme de solidarité des sociétés industrielles modernes. Et pour reprendre ce que disait R. Castel, le travail protège de la désaffiliation lorsque la sphère socio-affective est extrêmement réduite voire nulle. Enfin le travail ouvre aux droits de la protection sociale qui permet aux individus de rester intégré à la société malgré la maladie, les accidents du travail ou la vieillesse. Côté négatif, le travail est fragilisé par les formes atypiques d'emplois (CDD à temps partiel, interim) et le chômage de longue durée qui jouent sur les relations personnelles et le pouvoir d'achat. Le développement des travailleurs pauvres dans les années 80 aux USA s'est propagé en France mais aussi en Allemagne. Ensuite la qualité des emplois s'est polarisé au sens où les travailleurs qualifiés s'appuient sur des travailleurs non qualifiés réalisant les tâches serviles (ménage, baby-sitting, livraison de plats) renvoyant à une néo-domesticité comme l'indique A.Gorz. L'intégration par le travail devient davantage incertaine. Enfin la dégradation des conditions de travail à travers l'ubérisation de l'économie, du néo-taylorisme et de l'individualisation des carrières professionnelles ont affecté la capacité réelle du travail à intégrer. 

 

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