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Pourquoi les sociologues sont-ils réticents à parler de « la classe populaire » au singulier, de nos jours ?

LONGUEPEE Daniel Par Le 18/10/2023 0

Comme on le sait, la vision binaire des classes sociales chez K. Marx n'est que théorique. Certes l'exploitation et la concurrence dans le système capitaliste amèneront immanquablement à prolétariser les derniers indépendants (cf. Au Bonheur des dames de Zola) et à diviser de plus en plus le monde en 2 camps opposés. Mais cette vision polarisante est adoucie par Marx lorsqu'il analyse historiquement des situations concrètes. Au minimum il distingue la bourgeoisie industrielle et financière d'une part, et le prolétariat du « lumpenproletariat » d'autre part. Il existe de toute évidence des fractions de classes. Aussi nous pouvons nous demander s'il n'en est pas de même avec la notion dérivée de « classe populaire ». Ne faudrait-il pas évoquer les « classes populaires » ? Elles s'inscrivent déjà dans un contexte conceptuel de celui de Marx. En effet les catégories populaires regroupent les ouvriers et les employés de la nomenclature des PCS élaboré par l'INSEE et qui date de 1982. Dans la mesure où cet ensemble agrège plus de 40% des actifs, il paraît difficile d'en faire une catégorie homogène, à moins de viser des caractéristiques très générales. Par ailleurs se pose d'emblée la question des critères de distinction entre catégories sociales c'est-à-dire entre membres de catégories partageant des caractéristiques communes et partageant une certaine identité collective avec dans l'idéal une conscience claire d'un partage commun de pratiques, de valeurs, de rapport au monde, … Cela ne toucherait alors plus seulement les « classes populaires ». Ce n'est alors pas un hasard si des termes spécifiques traduisant un écart à la « norme marxiste » sont apparus comme : « combinaison populaire » chez M. Verret au sujet des employés et des ouvriers, d' « employées prolétarisée » chez D. Kergoat étudiant le cas spécifique des employées, d' « archipel des employés » d'A. Chénu, débouchant sur un regroupement des ouvriers et des employés. Cela traduit bien l'existence d'un tropisme entre les ouvriers et les employés, l'étude de l'une de ces 2 catégories appelant immanquablement l'autre. Et pourtant nous ne pouvons parler de « la » classe populaire. A la rigueur nous pouvons pourquoi pas nous inspirer de W. L. Warner et identifier un niveau supérieur et inférieur à l'intérieur de chaque classe sociale. Il y aurait donc une classe populaire supérieure et une classe populaire inférieure. Mais quelle critère utiliser alors ? Le thème de l'éclatement des représentations professionnelles joue sûrement un très grand rôle dans l’hétérogénéité des catégories populaires amenant à parler en termes de classes populaires. Nous sentons bien qu'il y a dans ces catégories un segment à part mais aucun sociologue ne parvient à démontrer sur des critères admis par tous une unité sociologique. Les parcours sont devenus complexes et les représentations du monde aussi. Parfois les socialisations se heurtent. Par exemple C. Avril (2014) a étudié les aides à domicile, en parlant d' « un autre monde populaire », justifiant ainsi l'idée de « classes populaires ». Elle montre qu'il y a deux catégories bien distinctes selon leur parcours, à la fois professionnel et géographique. Le rapport à la féminité, au statut de la femme, à la « vocation » d'aide à domicile, sont totalement différent selon qu'il s'agit d'anciennes travailleuses, « françaises de souche » , voire d'anciennes indépendantes qui ont une expérience professionnelle et qui vivent ce métier comme transitoire, ayant des propos racistes sur l'autre catégorie constituée de travailleuses immigrées ou de Françaises issues des îles, davantage impliquées dans leur métier et détachées des rôles féminins. Difficile dans ces conditions de parler d' « une classe populaire ». Et que dire ensuite de l'opposition entre employés et ouvriers malgré certaines ressemblances ?

Mais similitude forte ouvriers/employés, vis-à-vis des CPIS et PI en termes de patrimoines, d'espérance de vie, d'exposition aux accidents professionnels, de diplômes (plutôt de non diplôme), retrait d'avec la politique (vote intermittent, gauche/RN, peu ou pas de représentants => il faut évoquer le cens caché). Et enfin 3 domaines de similitude : nature du travail et rémunération, peu de perspective de carrière et homogamie : 1 ménage sur 5 réunit un ouvrier et une employée.

Nous ne pouvons nous en tenir par exemple à la distinction marxiste entre classe en soi et classe pour soi elle ne permet pas vraiment de distinguer des fractions de classes. Par exemple Amossé et Chardon (2002) évoquent les travailleurs non qualifiés comme nouvelle classe sociale potentielle, regroupant à la fois les franges non qualifiés des ouvriers et des employés, ce qui correspondrait alors à la classe populaire « inférieure ». Quid alors de la classe populaires « supérieure ». Eh puis même dans cette configuration, Amossé et Chardon montrant qu'en fait les travailleurs non qualifiés sont certes sur un segment particulier dans le monde du travail (tâches d’exécution rébarbatives, pas de perspective de carrière, …). Ils constitueraient vraisemblablement une classe en soi au sens de Marx, c'est-à-dire un certain positionnement dans les rapports de production et de toute évidence une situation d'ultra dominés. Mais ces travailleurs non qualifiés ne constituent en aucune manière une classe pour soi, consciente de ses intérêts et de sa situation spécifique. L’absence de collectif de travail n'a sûrement pas aidé à une identification collective. Et encore moins le délitement politique amenant finalement les catégories de travailleurs discriminés à voter pour le Rassemblement national (ex. Front national), voire à s'abstenir. Inutile de rappeler ici l'enjeu autour du cens caché de D. Gaxie.

Ces 2 groupes sociaux n'éprouvent-ils pas des visions et des pratiques différentes quand à l'investissement scolaire, au choix de la résidence, aux rapports sexués domestiques. En particulier les enfants d'employés qui réussissent un peu mieux que les enfants d'ouvriers, d'où le maintien des inégalités.

 

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